jeudi 9 décembre 2010

Contribution pour la séance du 15 décembre de Franck Poupeau

La Bolivie et le paradoxe des « communs »
Sept thèses commentées sur le processus de transformation politique actuel

par Franck Poupeau


1-Les mouvements sociaux boliviens pour la réappropriation des ressources naturelles et des services urbains (eau, gaz) ne correspondent pas aux processus et normes de « gouvernance des communs » qui passeraient par des « compromis » entre « acteurs locaux » : ils se sont construits dans la conflictualité, en dehors des sphères institutionnelles.
Commentaire – La « tragédie des communs » a été contestée par des études mettant en évidence les capacités de négociation au niveau local afin de trouver des solutions de « compromis » aux conflits liés à la rareté de ressources comme l’eau (Elinor Ostrom par exemple, mais aussi une grande partie de la production académique ou militante). En Bolivie cependant, la gestion des « communs », à savoir des ressources naturelles et de leur distribution sous forme de services de base, ne constitue ni une tragédie inéluctable ni une situation de négociation : dans un pays doté de ressources hydriques abondantes, la captation inégale de ces ressources, et donc le problème politique de leur partage, a suscité des mouvements sociaux qui se sont d’emblée situés, au delà des enjeux locaux, dans la contestation des normes de la globalisation capitaliste contemporaine. La transformation politique en cours peut ainsi être analysé comme une tentative pour lier la régulation des « communs » à la production d’un « commun », désignant un ensemble de pratiques sociales et de processus collectifs de subjectivation porteurs d’une autre forme de communauté politique.



2-Si depuis plus d’une dizaine d’années, la Bolivie se trouve à l’avant-garde des luttes sociales, elle n’a pas développé une idéologie de transformation sociale correspondant à cette position d’avant-garde – il n’y a en particulier aucune réflexion spécifique sur les « communs » revendiqués dans ces luttes : ressources naturelles, services urbains, etc.
Commentaire – Au tournant des années 2000, alors que les altermondialistes se réunissaient encore dans des forums sociaux pour réfléchir aux manières de contrer l’idéologie néolibérale, les mouvements sociaux boliviens expulsaient de facto plusieurs entreprises capitalistes. Les commentaires nationaux sur le « retour de la Bolivie plébéienne » n’y voyaient cependant qu’une résurgence « national populaire » de la Révolution de 1952 ou un nouveau cycle de luttes indigénistes. Ils échouaient ainsi à extraire la temporalité propre et la singularité des mouvements de contestation. La réflexion sur les communs s’est ainsi limitée à une revendication de nationalisation des ressources naturelles, sans aller au-delà d’une remise en cause du privé et d’une consolidation de l’Etat. C’est donc la communauté politique porteuse du processus qui s’est retrouvée écartée du processus de développement, qui se limite dans le gouvernement Morales à un recyclage du modèle de développement productif cépaliste, comme le montre, au-delà des effets d’annonce anticapitalistes, l’étonnante continuité financière et gestionnaire entre les politiques énergétiques actuelles et leurs devancières.

3-Le mouvement social bolivien contemporain est à la fois le produit d’une insurrection spontanée et d’un encadrement politique des milieux populaires. La politisation y obéit à en quelque sorte à un processus de « démocratisation paradoxale ».
Commentaire – La « démocratisation paradoxale » désigne (comme le montre fort bien Hervé Do Alto) les modes d’intégration de secteurs sociaux à une participation politique dont ils étaient auparavant exclus ; elle renvoie notamment une intériorisation des règles du jeu électoral par des moyens en contradiction apparente avec les buts poursuivis. Dans le cas du syndicalisme paysan bolivien, cette intégration s’est faite grâce aux outils organisationnels du MAS, qui présentent les caractéristiques suivantes : faible institutionnalisation du parti qui laisse toute latitude aux chefs pour stabiliser les règles du jeu interne à leur profit lorsque cela est nécessaire ; recours à la pression psychologique ou physique ; exaltation de l'unité qui conduit à l'absence de toute discussion et à la condamnation des divergences comme autant de trahisons potentielles, etc. Ces fonctionnements coexistent paradoxalement avec le légalisme institutionnel d’un parti dont les dirigeants n'ont jamais (même en octobre 2003) envisagé une prise du pouvoir autrement que par les urnes. La légitimité conférée par le biais de la démocratie représentative constitue ainsi le ressort et la finalité de l’existence du MAS. La création d’une communauté politique légitime y apparaît comme l’horizon régulateur de l’action politique partisane passant par la prise du pouvoir.


4-Le gouvernement d’Evo Morales, au pouvoir depuis 2005, est le produit d’une alliance entre mouvements sociaux. Mais cette alliance n’a pas réussi à devenir un processus commun autrement qu’à travers une répétition de processus électoraux consacrant sa domination au sein d’un champ politique contre lequel le processus syndical et contestataire s’était pourtant élevé depuis les années 1990. Au moment même où il se renforce comme parti de gouvernement, le MAS d’Evo Morales tend donc à perdre ses bases politiques et sociales.
Commentaire – Le MAS est une force politique au croisement de plusieurs tendances politiques : l’héritage de la de Révolution nationale de 1952, l’héritage paysan de participation conservatrice à la vie politique, l’héritage indianiste de rébellion katariste des années 1970, l’héritage populiste d’affirmation des petits entrepreneurs urbains et des comités de quartier des années 1990, le renouveau de l’anticapitalisme des années 2000. La spécificité du MAS est à la fois d’impulser et d’accompagner un changement politique qui le dépasse dans une configuration organisationnelle spécifique, intitulée « gouvernement des mouvements sociaux ». Il faudrait pourtant parler d’encadrement de ces mouvements par des organisations de base, rurales et urbaines : syndicats cocaleros, paysans et ouvriers ; comités de quartier regroupés dans la Federacion de juntas de vecinos ; structures partisanes locales, etc. Cet encadrement a révélé son efficacité lors des différentes échéances électorales qui ont amené puis confirmé Evo Morales au pouvoir depuis 2005 (referendum sur la nationalisation du gaz en 2004, présidentielles de 2005 et 2009, referendum révocatoire de 2009). Le problème est que cette alliance de mouvements sociaux, qui produit une machine électorale sans précédent, ne produit pas de commun au niveau politique, et véhicule au contraire sa propre dissolution, comme en témoigne la résurgence électorale simultanée d’une gauche urbaine modérée et d’un radicalisme indianiste sans base communautaire.

5- L’identité politique portée par le processus de transformation en cours est moins une pratique commune qu’un processus conflictuel opposant, non pas les forces progressistes du gouvernement à une opposition conservatrice (capitalisme industriel et agro-industriel), mais forces progressiste et conservatrices au sein même du pouvoir en charge de la transformation politique.
Commentaire – La droite bolivienne, qui avait subi une déroute électorale majeure en 2005, n’a conservé de force politique que du fait des erreurs du MAS : la position de refus des autonomies exprimée par le pouvoir officiel en 2006 a tout d’abord renforcé les oppositions régionales de l’Orient du pays, dont la légitimité électorale ne pouvait être mise en doute depuis l’année précédente grâce au gouvernement intérimaire de Carlos Mesa. La force de blocage légale que la droite possédait contribuait à faire apparaître le MAS comme un parti adepte du passage en force, aux tendances autoritaires. Le « coup d’Etat civique » de septembre 2008 dans l’Orient du pays a décrédibilisé ces forces conservatrices, et les négociations ultérieures ont permis l’adoption d’une nouvelle constitution politique, légitimée ensuite par un referendum. Mais les forces conservatrices ne sont pas défaites pour autant, et c’est au sein même du MAS que les divisions se manifestent, et que de nouvelles prises de position voient le jour, en rupture plus ou moins avérée avec la volonté de transformation sociale, selon la logique même du placement dans un champ politique national et local structuré par la capacité d’imposition du gouvernement: radicalisation indianiste menant jusqu’à un passéisme précolonial prisonnier des catégories coloniales qui permettent de le penser, progressisme modéré d’une gauche urbaine qui est prête à revenir sur la reconnaissance des peuples « originaires » pour conserver ses statuts – cette perte des soutiens politiques redoublant la perte des soutiens sociaux.


6-L’indianisme adopté tardivement par le gouvernement d’Evo Morales s’est évertué à réhabiliter des populations dites « originaires » après 500 ans de domination coloniale, mais il n’a pas réussi à produire un discours incluant tous ses soutiens sociaux dans un processus commun de transformation.
Commentaire – L’indianisme du MAS s’est converti en une idéologie d’Etat destinée à justifier les tentatives (individuelles et collectives) d’accumulation de pouvoir institutionnel, et à légitimer les reconversions de trajectoires dans un univers intellectuel dominé par le politique et le médiatique. Il a ainsi pris un caractère exclusif, laissant derrière lui les groupes sociaux métisses des centres urbains, qui avaient pourtant appuyé le processus électoral –sans pour autant faire entrer les représentants des communautés rurales dans les véritables cercles de décision. Bien plus, le privilège accordé par le MAS à la consolidation de ses bases rurales, dans lesquelles les formes d’encadrement sont les plus effectives, va de pair avec la promotion d’une idéologie passéiste : l’exaltation des « autonomies indigènes originaires paysannes » fige les communautés de l’altiplano dans une clôture territoriale, une essentialisation ethnique et une invention de traditions qui ne sont que l’inversion des schèmes coloniaux. Tout en promouvant un certain progressisme social, l’indianisme d’Etat se révèle ainsi une idéologie essentiellement conservatrice, comme le prouvent le rejet de l’homosexualité et de l’avortement dans le projet de Constitution promu par le MAS. Du point de vue sociopolitique, la subjectivation produite par le processus de transformation sociale est donc une subjectivation incomplète.

7-La défense des « communs » ne s’est pour l’instant traduite que par une promotion de formes juridiques conventionnelles, comme le « droit à l’eau », mot d’ordre louable mais sans application effective – ce pourquoi les organisation internationales l’ont sans doute inventé il y a une vingtaine d’années. Elle ne s’est pas traduite dans des formes d’organisation effectives ou de gestion efficace, ni dans la reconnaissance d’usages communs de la ressource et des services, ni dans la production d’une subjectivation politique.
Commentaire – En témoignent, sous des modalités différentes, l’incapacité des entreprises remunicipalisées à Cochabamba et La Paz à garantir un service égal pour les populations les plus défavorisées. En témoignent aussi les conflits entre d’une part, les communautés en amont des villes, réclamant la « propriété » des ressources naturelles sur leurs « territoires ancestraux », et d’autre part, les services urbains en charge de réduire les inégalités d’équipement. Coexistent ainsi en Bolivie la promulgation désincarnée d’un retour à des formes de vie « originaires » plus respectueuses de la « Nature », et des formes de gestion « modernes » des ressources naturelles : mais au delà des mesures symboliques de réhabilitation des opprimés de la colonisation, ces formes de gestion restent dans la continuité des pratiques politiques antérieures (développementalisme, clientélisme, séparatisme social, etc.). La production du « commun » bute sur une simple inversion des catégories coloniales, et de leur valeur – inversion qui ne permet pas de penser au delà de ces catégories coloniales, et coexiste fort bien avec le maintien pratique du capitalisme et de ses politiques.
La transformation politique en cours en Bolivie renvoie à ce que l’on peut désigner comme un paradoxe des « communs », qui touche aussi bien les conditions des mobilisations sociales que l’exercice du pouvoir. Récusant l’illusion de changer le monde sans prendre le pouvoir, le gouvernement bolivien échoue cependant à transférer la direction du processus de transformation sociale de l’Etat à la communauté politique, qu’il s’agisse de pratiques collectives ou de processus de subjectivation. Le paradoxe des « communs » réside dans le « difficile » passage de la gestion des « communs » à la production d’un « commun » qui constituerait l’idéal régulateur de la transformation politique.


REFERENCES
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DO ALTO Hervé, « Un parti paysan dans la ville en Bolivie : le Mouvement vers le Socialisme (MAS-IPSP) à La Paz (2005-2009), Revue d'Études en Agriculture et Environnement, dossier « Le poids du rural dans la politique en Bolivie » (à paraître).
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