Produire de la subjectivité, produire du commun
Trois difficultés et un post-scriptum un peu long sur ce que le commun n’est pas
par Judith Revel
Il y a, dans le tournant que nous affrontons aujourd’hui – une réinvention, un réinvestissement radical de la grammaire politique moderne – des questions qui reviennent en permanence. L’une d’entre elle - qui concerne le commun dès lors qu’on entend celui-ci non pas comme un « fond commun » naturel, comme un « bien commun » assuré par le droit positif ou comme un « plus petit dénominateur commun » assurant les hommes de leur co-appartenance au genre humain, mais au contraire comme le résultat d’une construction commune, d’une production commune - est en réalité en bonne partie déjà comprise dans ce que nous avons commencé à appeler il y a quelques années la « multitude ».
Sur « ce que le commun n’est pas », et sur ce qu’il pourrait ou devrait être, dans le droit fil des analyses proposées par Pierre Dardot lors de la première séance de ce séminaire, je renvoie, à la fin de ce petit texte, à un post-scriptum en forme de prolongement de discussion.
Pour ce qui est en revanche de la difficulté que nous posent de la même manière, je crois, le concept de multitude (du côté des subjectivités) et celui du commun (du côté de ce que construisent ensemble les multitudes), je voudrais procéder par points sommaires.
1. Singularités et multitude ; différences et commun : le problème de la permanence.
Nous avons trop rapidement sauté par-dessus un obstacle pourtant essentiel. Si l’on admet que nous voulons sortir d’une définition additive de la multitude (la multitude est une main levée + une main levée + une main levée + une main levée…), idée pourtant reprise par certaines versions simplistes du retour à la participation politique « par le bas » ; mais que nous ne pouvons plus non plus fonctionner à partir d’une définition « intégrative » (la multitude est l’intégration des singularités en un tout qui les transcende : la multitude est la volonté générale) qui est à la base du système moderne de la représentation politique – dont nous savons aujourd’hui la crise profonde -, alors nous ne pouvons pas nous poser le problème de la manière dont les singularités produisent la multitude tout en y permanant, tout en y restant des singularités. Faire-multitude, cela signifie à la fois construire une réalité subjective politique nouvelle, et ne pas éliminer les singularités qui en sont la « chair ». Faire-multitude, c’est penser à la fois la permanence des singularités en tant que singularités, et la multitude qu’elles composent, qu’elles agencent. Faire-multitude, c’est un problème qui est à la fois logique et organisationnel : quel mode d’organisation permet-il de penser à la fois les singularités et ce qu’elles produisent - et qui les excède sans les effacer ; et qui les rend au contraire, singulièrement, plus puissantes - ?
De la même manière, le commun, s’il n’est pas pensé comme un a priori, comme une condition de possibilité de la communauté politique, mais comme le résultat de l’action « composée » des différences, doit à la fois être autre chose que ces différences qui le construisent – le commun est une excédence -, et tout sauf un effacement des différences en tant que différences.
Produire du commun, c’est construire sous la forme d’un excès, d’un surplus de réalité, quelque chose qui permette aux différences en tant que différences – à toutes les différences – de s’y reconnaître comme puissance constituante. C’est le contraire d’une neutralisation des différences par construction de consensus, ou par imposition d’une approche purement quantitative (et identificatrice) de la diversité – les quotas, les systèmes de discrimination positive ou négative etc. Le commun est non pas le plus petit commun dénominateur mais le plus grand commun différentiel : le nom que je donne au fait que ce que je produis augmente ma puissance comme elle augmente celle des autres. Le piège est ici de dire : le commun est ce qui m’appartient comme il appartient aux autres. Si nous continuons à raisonner en termes de propriété (le commun est ce qui appartient à tous), nous risquons tôt ou tard de retomber dans quelque chose qui transcende la diversité des intérêts privés (la genèse historique de l’État). La différence, ce n’est pas celle de l’intérêt privé ou de la spécificité d’un usufruit (c’est-à-dire celle d’un privilège), c’est la singularité d’un usage.
2. Les différences sont historiques : ce ne sont pas des choses, ce sont des devenirs. Le commun comme production : un devenir, le résultat sans cesse remis à l’ouvrage d’un pouvoir constituant lui-même sans cesse relancé.
Si nous imaginons le commun comme ce que produisent ensemble les différences en tant que différences, il ne faut pas pour autant penser que le commun est un produit, un objet, une chose, une configuration stable, un système. Le commun est le produit d’un mouvement constituant sans terme. Il est historique. Sans historicisation (mais on pourrait dire aussi : sans géographisation) de telle ou telle configuration de commun donnée, on retombe dans la métaphysique de la communauté (le commun est ce que nous avons, de toute éternité et dans tous les espaces du monde, en commun).
Le commun est ce que les hommes choissent, à un moment donné et en un lieu donné, en fonction d’une cartographie donnée de rapports de forces et de lignes de tension, de construire ensemble à partir de leurs différences. Le commun, sur la base de cette conscience du temps et du lieu, de la généalogie et de la cartographie, est le produit d’une démarche qui est à la fois constituante et stratégique, dynamique et politique, en devenir et antagoniste.
Cela pose bien évidemment des problèmes nombreux : qu’est-ce qu’une gouvernance du commun dans ce contexte ? Et plus encore : peut-on envisager un « droit » du commun à la hauteur de ce pouvoir constituant des différences en tant que différences ? Un droit constituant, historicisé et géographisé, qui plus est voué à la lecture et à l’analyse permanente de l’état des choses, c’est-à-dire rendu stratégique ?
3. La compossibilité des différences comme condition de la production du commun : une construction de forces et non une décomposition de rapports.
Pour produire du commun, les différences doivent se composer entre elles, et non pas se décomposer. Cela signifie que l’on renonce à raisonner en termes d’intérêts privés sans pour cela renoncer à raisonner en termes de permanence des différences : en somme, que l’on n’impose pas la massification, ou la désubjectivation, ou la normalisation, comme condition préalable de la construction du commun. Le problème est de comprendre si cette sortie de la logique de l’intérêt privé est assurée par l’abandon, ou par le « décrochage » du problème du commun hors du champ de réflexion dessiné par le couple individualisme propriétaire/propriété étatique. Qu’est-ce qu’un intérêt non-propriétaire ?
Par ailleurs, le problème est d’autant plus compliqué que, dans chaque singularité (vous, moi), coexistent une infinité de différences : avant même de devoir construire de la multitude, nous devons reconnaître qu’à l’intérieur de chacun de nous, il y a une multitude de différences qui cohabitent. Or, de la même manière que nous faisons cohabiter en nous des différences de nature et de consistance différente (de genre, de classe, de couleur etc.), et que nous mettons en avant telle ou telle différence en fonction du contexte de construction du commun, des équilibres et des déséquilibres qui le traversent, des rapports de force qui s’y dessinent, des ouvertures qui s’y proposent, nous devons, quand nous construisons du commun, y investir selon les cas, tel ou tel élément constitutif de notre différence.
Le commun ne hiérarchise pas les différences et il n’en exclut aucune. Il choisit en revanche d’en mobiliser certaines en fonction du moment et du lieu : c’est un choix stratégique, politique, en permanente redéfinition. La compossibilité des différences est assurée dès lors qu’aucune ne prétend s’arroger le privilège exclusif de dire ce qu’est la nature même du commun, d’en fixer la définition. Construire du commun, c’est le faire avec des outils que l’on choisit, à chaque fois, dans une boîte qui en offre une infinité, et dont chacun possède son utilité propre. Tous concourent, selon des temporalités et des exigences différentes, à cette construction. Aucun n’est repoussé. Aucun ne vaut plus qu’un autre. Dit de manière plus brutalement politique : il n’y a pas de hiérarchisation des déterminations ; il n’y a pas de hiérarchisation des contradictions. Il y a la reconnaissance de leur efficacité stratégique momentanée – mais la configuration dessinée est un devenir : elle bouge et se reprend en permanence. Le commun est le nom de ce bougé permanent. Le commun est une création continuée, organisée de manière stratégique. Problème : si l’on assume le fait que la production de subjectivité – et la production du commun – sont stratégiques, peut-on penser l’une et l’autre en dehors d’une dimension antagoniste ?
Post-scriptum sur ce que le commun ne peut et ne veut pas être,
et sur ce qu’il pourrait (et devrait) être
Le langage de tous les jours attribue au "commun" la faible valeur d'une banalité: ce qui est commun, c'est avant tout ce qui n'est jamais reconnu comme objet de désir, ce qui est répandu, sans rareté ni mystère. Nulle reconnaissance si ce n'est un presque "trop plein" d'existence: le commun est trop présent pour qu'on le remarque, trop clairement exposé pour qu'on le recherche. Dans les maisons bourgeoises, les “communs” ont longtemps été les lieux de la domesticité: tout à la fois l’espace que l’on soustrait à la vue des éventuels visiteurs – que l’on cantonne au contraire dans les pièces de “représentation” -, l’ensemble des fonctions qui n’ont pas droit de cité dans le pur théâtre des rapports sociaux (les cuisines, les sanitaires, le garde-manger, la buanderie) et le huis-clos où se retrouvent tous ceux qui, bien qu’il assurent le fonctionnement quotidien de l’ensemble de la maisonnée, en sont paradoxalement exclus. Les communs, c’est le domaine de l’ombre, les coulisses d’une scène dont il n’est pas question que la domesticité bénéficie de la lumière, et qui pourtant n’existerait pas sans elle.
Mais philosophiquement, avoir en commun quelque chose, c'est aussi dire ce que l'on pose au fondement, à la base d'une co-appartenance. Du point de vue de la philosophie politique, le commun semble ainsi toujours devoir précéder les communautés, en représenter l'assise, le sol, la racine immuable, l'essence, la nature. Les communautés se pensent avec difficulté sans le repérage rassurant de ce qui les rend compactes; bien souvent même, l’identification du “commun” est perçue comme la condition de possibilité absolue de toute co-appartenance, et il semble impossible d’imaginer une dimension où l’être-ensemble ne serait pas avant toute chose – logiquement, chronologiquement, ontologiquement – construit sur l’espace d’une ressemblance, d’un lien, d’un élément partagé, d’une définition première. Le « partagé » se retrouve donc à fonder la possibilité des partages futurs, et la communauté à croître et se renforcer seulement parce qu’elle est déjà enracinée dans un commun qui la justifie : jolie tautologie que celle d’une pensée politique où la définition de la « polis », c’est-à-dire de l’inter-subjectivité, de la possibilité d’une vivre-ensemble, serait à la fois la cause et l’effet d’elle-même.
La caractéristique la plus évidente de ces deux aspects pourtant si différents entre eux, c’est sans doute celle de l’invisibilité : « basse » et méprisable dans le premier cas, « haute » et trop pure pour les yeux trop pâles des hommes dans le second. Que l’invisibilité soit incarnée par l’envers - soigneusement dissimulé - du décorum social (les « communs » comme lieu de la domesticité) ou par l’enracinement lointain du vivre-ensemble dans une définition a priori de ce que nous prétendons être notre essence originelle (le commun comme fondation et légitimation de notre communauté) ; qu’elle soit donc liée à un monde de besognes jugées indignes ou au contraire à une transcendance fondatrice, elle donne dans tous les cas au « commun » sa marque. Ce que l’on ne saurait voir ou ce que à quoi l’on ne peut avoir accès, donc : parce que l’invisibilité, c’est un interdit, une impossibilité. Le commun, d’entrée de jeu, est barré. Le commun, c’est ce qui se dérobe, ce qu’on nous dérobe, ce qu’il faut dérober : une absence, un manque, un creux, une ombre. Un non-objet, un non-être. Vouloir penser le commun, c’est presque risquer l’oxymore : tenter de rendre compte - ensemble - de deux termes incompatibles entre eux.
Or s’il s’agissait au contraire de rendre au commun la visibilité de sa propre immanence ? Si, en refusant aussi bien la honteuse porte close des arrière-cours domestiques que la trop lumineuse source de ce que nous sommes censés être de toute éternité, nous nous attelions tout à la fois à restituer à l’existence des hommes une plénitude sans ombres et à ne plus penser dans le sillage d’une transcendance dont on nous dit depuis trop longtemps que nous ne serons jamais assez dignes ?
Si, enfin, il s’agissait en définitive d’affirmer au contraire que le commun est ce qu'il s'agit politiquement de construire à travers l'instauration de nouvelles communautés et non pas ce qui précède toujours- comme une condition de possibilité - notre existence ? En somme : s’il fallait aujourd’hui penser le commun désencombré de l’interdit qui en bloquait l’accès, et au contraire rendu à nouveau tangible et accessible, posé devant nous, en avant de nous – comme une ligne de mire, un horizon proche, un espace à investir, une possibilité ouverte, c’est-à-dire aussi comme le produit nécessairement provisoire d'une invention sans cesse reproposée? S'il fallait, en ce début du XXIe siècle, inventer une nouvelle grammaire du politique, c’est-à-dire avant tout déconstruire toutes les catégories et tous les clivages qui ont structuré depuis plus de trois siècles la pensée politique moderne, et refuser ainsi l'opposition entre le privé et le publique, entre l'individu et la polis, entre le particulier et l'universel, entre les coulisses du monde domestique et le théâtre de la pure représentation sociale, pour redéfinir – en pleine lumière - le commun comme un espace de vie à la fois singulier et partagé, comme invention sans racines et aux ramages multiples, comme produit de l’action des hommes et non comme fondement de leur supposée essence - bref : comme une nouvelle articulation entre les différences ?
Il s’agirait alors de rendre possible l’ élaboration de modes de vie inédits où les cuisines compteraient autant que les salons d’apparat, où l’intelligence se dirait aussi des rapports matériels, de la coopération sociale ou de la production de nouveaux langages ; où les savoirs investiraient aussi bien l’abstraction de l’intellect que la construction des affects ou la recherche des plaisirs ; où il faudrait construire une nouvelle organisation du vivre-ensemble à travers des institutions qui incluraient en leur sein la possibilité sans cesse relancée de leur propre transformation constituante, c’est-à-dire aussi de leur ouverture au mouvement (ou, encore mieux : aux mouvements ?), au multiple, aux différences.
Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans le domaine de la pensée politique, les obstacles principaux à la redéfinition de la notion de commun (encore une fois : non plus origine fondatrice de toute communauté mais construction politique de modes de vie inédits et partagés) sont les notions de « publique » et de « privé ». Le « publique » et le « privé » semblent former une tenaille conceptuelle hors de laquelle il semble bien difficile de se situer : tout ce qui n’est pas « publique » semble ainsi appartenir d’office au « privé » ; alors qu’à l’inverse ce qui n’est pas susceptible d’être géré par l’économie purement domestique de la maisonnée se retrouve nécessairement exposé sur la scène publique des affaires politiques.
Ce qui est privé, c’est ce qui n’appartient qu’à moi, ou encore ce que je refuse de partager avec les autres. La propriété privée est une appropriation du commun par un seul, c’est-à-dire aussi une expropriation de tous les autres. C’est à la fois la construction de l’opposition entre l’intérêt individuel et l’intérêt commun, l’idée qu’une légitimation de cette appropriation par un seul génère immédiatement une injustice qui est la véritable origine de l’inégalité et de la corruption. Ce que je prends pour moi, c’est non seulement ce que les autres n’auront pas, mais ce qui dès lors leur manquera, ce qui leur fera défaut.
Au début de la pensée moderne – je pense à Rousseau - ce commun qu’un seul s’attribue à travers l’appropriation privée, correspond essentiellement à des ressources et à des biens que nous appellerions aujourd’hui naturels : la terre, l’eau, les droits de passage et de traversée sur le territoire (dans les bois, dans les campagnes), les produits de la chasse et de la pêche – tout ce qui constitue à l’époque le socle dur des privilèges de l’aristocratie et du clergé (et qui seront précisément supprimés la nuit du 4 août 1789 : si vous allez voir le texte révolutionnaire sur l’abolition des privilèges, il est même assez émouvant de constater que la restitution du droit de chasse et de pêche est l’une des premières mesures prises dans cette destruction des ordres sociaux d’Ancien Régime…). Dénoncer la privatisation du commun, c’est dès lors – pour Rousseau - dénoncer la socialisation de la nature, c’est-à-dire son intime corruption ; et comme il est impossible – même pour Rousseau - d’imaginer un quelconque retour à l’état de nature ou à une sorte d’Eden perdu d’avant la propriété privée, il faut bien penser à la manière d’empêcher l’appropriation et de réguler les appétits individuels. Ce système, ce sera précisément celui du contrat social : la gestion « publique », étatique, de la terre et des richesses. Une appropriation de l’État pour empêcher l’appropriation individuelle.
Les choses ne se présentent pas aujourd’hui comme au XVIIIe siècle. La définition du « commun » a changé. La terre, l’eau, l’énergie, le gaz : notre nature est désormais impensable sans une valorisation qui la fait être un produit immédiatement et toujours déjà culturel, socialisé, coopératif. Les ressources « naturelles » sont tout sauf naturelles au sens strict : elles sont l’un des éléments de cette valorisation que l’action concertée des hommes (cette transformation de la nature que l’on appelle classiquement le travail) rend possible. L’analyse de Rousseau était touchante et juste, mais elle fonctionnait paradoxalement dans un horizon de pensée qui était celui de l’Ancien Régime, dans un monde où la propriété pure - les titres, les privilèges et l’usufruit exclusif - comptaient bien plus que le travail et la valorisation des ressources. L’Ancien Régime est assez indifférent à l’idée de la valorisation, parce qu’il est bien davantage attentif à celle de la hiérarchie sociale : plus que le profit, c’est le statut social (l’appartenance à un ordre, les privilèges) et la propriété qui l’intéressent.
Aujourd’hui, au contraire, la propriété privée consiste précisément à nier aux hommes leur droit commun sur ce que seule leur coopération (c’est-à-dire leur travail concerté) est capable de produire : de l’innovation, de la coopération sociale, de la circulation de savoirs – bref tout ce qui, à l’heure du capitalisme cognitif, se présente toujours davantage comme la clef de voûte de la valorisation économique. Aujourd’hui, lutter contre la propriété privée, c’est réclamer le droit à se réapproprier non-individuellement et non-étatiquement la production sociale que tous, chacun à sa façon, permettent. C’est donc dire du commun qu’il est à la fois ce que l’on veut arracher au faux dilemme privé/publique, et ce que nous voulons tenter de définir comme un nouveau mode d’organisation de cette réappropriation non-individuelle et non-collective. « Commun », c’est le nom d’une appropriation sans propriétaires, sans privations et sans État, et dont tous pourraient pourtant bénéficier.
Comme l’État, ce devrait être nous, il faut bien que ses agents efficaces inventent quelque chose pour enjoliver leur main mise sur le commun : nous faire croire par exemple que si l’État nous représente, et s’il s’arroge des droits sur ce que la nature nous offre, c’est pour nous éviter le pire. Le problème devient plus compliqué dès que l’on passe des ressources « naturelles » - ou supposées telles – au travail et à la production (c’est-à-dire à la transformation du monde par l’action concertée des hommes) : dire que l’État a des droits sur ce que nous produisons, c’est dire que ce « nous » que nous sommes, c’est-à-dire la communauté productive à laquelle notre travail donne forme, est bien distincte de ce que nous produisons effectivement : notre « nous » commun, ce n’est pas ce que nous produisons en commun, inventons et organisons comme commun, mais ce qui nous permet d’exister comme sujet unitaire et de toute éternité, indépendamment de ce que nous faisons ensemble, ou de la manière dont nous transformons le monde (et nous-mêmes au sein de ce monde). Le commun qui nous caractérise, nous dit l’État, ne nous appartient pas, puisque nous ne le créons pas vraiment : le commun, c’est ce qui est notre sol, notre fondement, ce que nous avons sous les pieds : c’est notre nature, c’est notre identité, c’est notre origine partagée, c’est notre essence. Et si ce commun ne nous appartient pas vraiment – parce que, précisément, être n’est pas avoir -, la main mise de l’État sur le commun ne s’appelle pas appropriation mais gestion (économique), délégation et représentation (politique). L’État gère des richesses dont nous ferions bien de ne pas nous occuper, puisqu’elles sont bien négligeables au regard de notre nature humaine ; et quelle humanité plus méprisable que celle qui confond sa propre humanité avec celle des biens matériels… Mais le devoir de détachement de la richesse au nom de la pureté originaire de l’humanité (argument, bien entendu, destiné exclusivement aux pauvres) ne concerne bien entendu pas l’État qui, n’ayant pas d’essence sur laquelle se replier dans une contemplation pure et désintéressée, s’arroge alors le droit de dire que ce que notre travail a produit lui appartient désormais. Implacable beauté du pragmatisme publique.
La nature et l’identité sont des mystifications du paradigme moderne du pouvoir. Pour se réapproprier de notre commun, il faut avant toute chose en produire la critique drastique. Nous ne sommes rien et nous ne voulons rien être. « Nous » : ce n’est pas une position ou une essence, une « chose » dont on a tôt fait de déclarer qu’elle était publique. Or si notre commun n’est pas notre fondement mais notre production, notre invention sans cesse recommencée, c’est aussi à ce « nous » qu’il faut désormais s’intéresser.
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