Carlo Vercellone
Introduction
Le propos de cette intervention est de montrer de quelle manière les institutions du Welfare sont un enjeu clé des luttes qui se développent autour de la crise de la dette et contre les politiques d’austérité menées au nom de celle-ci. Dans cette démarche, j’articulerai mon intervention en deux parties. Dans la première, je me propose de caractériser certains éléments souvent occultés qui contribuent à expliquer en même temps la nature de la crise actuelle du capitalisme et l’enjeu centrale que représentent les politiques d’expropriation des institutions du commun du Welfare. Dans la seconde, je mettrai en exergue la manière dont, autour des la place centrale des institutions du Welfare, la crise fait émerger l’alternative entre deux modèles antagoniques de société et de régulation d’une économie fondée sur le savoir et sur sa diffusion. Dans ce cadre, je présenterai notamment quelques pistes de réflexion pour penser un autre mode de développement fondé sur le passage du public au commun, ou, plus précisément, sur une autre articulation hiérarchique entre public, privé et commun.
Introduction
Le propos de cette intervention est de montrer de quelle manière les institutions du Welfare sont un enjeu clé des luttes qui se développent autour de la crise de la dette et contre les politiques d’austérité menées au nom de celle-ci. Dans cette démarche, j’articulerai mon intervention en deux parties. Dans la première, je me propose de caractériser certains éléments souvent occultés qui contribuent à expliquer en même temps la nature de la crise actuelle du capitalisme et l’enjeu centrale que représentent les politiques d’expropriation des institutions du commun du Welfare. Dans la seconde, je mettrai en exergue la manière dont, autour des la place centrale des institutions du Welfare, la crise fait émerger l’alternative entre deux modèles antagoniques de société et de régulation d’une économie fondée sur le savoir et sur sa diffusion. Dans ce cadre, je présenterai notamment quelques pistes de réflexion pour penser un autre mode de développement fondé sur le passage du public au commun, ou, plus précisément, sur une autre articulation hiérarchique entre public, privé et commun.
Partie 1. Capitalisme
cognitif et financiarisé versus
économie fondée sur la connaissance : l’enjeu des institutions du Welfare
La crise de
la dette exprime et exacerbe la contradiction structurelle entre la logique
rentière du capitalisme cognitif et financiarisé, et les conditions à la base
de la reproduction d’une économie fondée sur la connaissance et les productions de l’homme par l’homme. Au
centre de cette contradiction se trouve le système du Welfare-State qui, dans son double aspect indissociable de mode
de production et de distribution de la richesse[1],
constitue la cible principale des politiques d’austérité et de libéralisation
réclamées par les marchés financiers et la célèbre Troïka (Commission européenne,
BCE, FMI). En ce sens aussi, François Chesnais a parfaitement raison de
rappeler dans son dernier ouvrage consacré à la Dette Illégitime un document du FMI de 2010 dans lequel il est
clairement affirmé que la crise de la dette n’est au fond que l’occasion rêvé
pour « réussir là où d’autres approches ont échouée » (cité par
Chenais, 2010, p. 8).
Face à cette logique prédatrice et dévastatrice dont le
capitalisme néolibérale est porteur, force est pourtant de constater qu’y
compris une grande partie de la gauche et de ses économistes organiques se replie dans l’acceptation
fataliste des lois d’airain des marchés financiers. Dans les meilleurs de cas,
ils se cantonnent dans une posture purement défensive des acquis sociaux du
Welfare. Cette attitude repose sur une approche qui a intériorisé de facto la
prémisse première de la théorie économique mainstream
selon laquelle nous « vivrions au dessus de nos moyens ». Le système
de Welfare y est perçu essentiellement comme un coût pesant sur la
compétitivité des entreprises et son financement dépendrait d’un prélèvement
opéré sur l’économie capitaliste marchande. Notons que même un penseur marxiste
profondément critique, comme David Harvey semble partager au fond une vision
très traditionnelle et finalement assez semblable de l’enjeu représenté par les
politiques d’expropriation des institutions communes du Welfare. C’est ainsi
que dans la post-face à son dernier ouvrage, The Enigma of Capital, il affirme que, malgré l’ampleur de ces
effets pervers sur la demande, l’objectif essentiel de ces politiques n’est que
de « dégager le capital de la responsabilité de prendre en charge les
coûts de la reproduction sociale de la force de travail » (Harvey, 2011,
p. 269).
Or Harvey, comme bien d’économistes, oublie par là, à mon
sens, deux points clé et étroitement imbriqués caractérisant le rôle de la
reproduction de la force de travail et du système de Welfare dans le nouveau
capitalisme :
- loin d’être un simple coût, les conditions de reproduction
de la force de travail sont désormais de plus en plus directement
productives ;
- les institutions du Welfare, dans leur double aspect de
système de distribution et de production, constituent la force productive
première qui a permis l’essor et la reproduction de cette économie fondée sur
la connaissance dont se nourrit le capitalisme cognitif et financiarisé.
Bien qu’affaiblis par trente ans de néolibéralisme, les
services collectifs et les ressources mobilisées par les institutions du Welfare (santé, éducation, recherche, retraites
etc.) obéissent encore pour l’essentiel à une logique qui, du moins en Europe,
échappe aux circuits marchands et financiers du capital.
Sur ce plan, - et nous avons là l’un des enjeux clé de la
crise - le système de Welfare se
présente comme une sorte d’«extérieur»
au capital. Il s’agit pourtant d’un extérieur non pré-capitaliste, au sens de
Rosa Luxembourg, mais d’un nouvel extérieur construit par les luttes au sein
même du développement du capitalisme, et qui en tant que tel dessine les termes
d’une alternative radicale.
D’une part, face à des tendances stagnationnistes de plus en
plus prononcées avant même l’éclatement de la crise, la colonisation des
institutions du Welfare constitue
l’une des dernières frontières à une possible extension de l’emprise de la
finance et des rapports marchands. Plus encore, son internalisation de la part du capital se présente comme une
condition essentielle du contrôle bio-politique de la population mais aussi de
l’orientation d’une économie fondée sur la connaissance. On y reviendra.
De l’autre, le système de Welfare contient aussi in nuce la possibilité d’évoluer vers un
mode de développement alternatif fondé sur la logique du commun, et ce tant
pour ce qui concerne les normes de production et de consommation que celles de
la répartition.
Pour illustrer ces thèses, je partirai de
l’interprétation d’un fait stylisé souvent
évoqué par la théorie économique pour
caractériser l’avènement d’une EFC. Je fais référence à la dynamique
historique à travers laquelle la part du capital nommé intangible (R&D mais
surtout Education, formation et santé,) aurait dépassé, depuis le milieu des
années 70 aux Etats-Unis, celle du capital matériel dans le stock réel du
capital et serait devenu l’élément déterminant de la croissance et de la
compétitivité[2].
L’interprétation de ce fait stylisé a plusieurs sens majeurs et étroitement articulés, mais systématiquement
occultés par les économistes mainstream. Ces sens sont pourtant
essentiels pour comprendre le rôle des institutions du Welfare et le sens
profond et somme toute dissimulé des politiques qui visent à leur démantèlement
et à leur privatisation.
Le
premier sens, sur le plan conceptuel, est que ce que l’on nomme capital
immatériel et/intellectuel est en réalité incorporé pour l’essentiel dans les
hommes et correspond de ce fait essentiellement aux facultés intellectuelles et
créatrices de la force travail. Autrement dit, pour utiliser la méthode
marxienne de la critique de l’économie politique, le concept lui-même de
capital immatériel (qui aujourd’hui représente la partie la plus importante de
la capitalisation boursière) est un véritable oxymore. On pourrait affirmer,
pour utiliser toujours le langage de Marx, que cette notion n’exprime en
réalité que de manière déformée, la manière dont les savoirs vivants incorporés et mobilisés par le travail jouent
désormais, dans l’organisation sociale de la production, un rôle prépondérant
par rapport aux savoirs morts
incorporés dans le capital constant et l’organisation managériale des firmes.
Le deuxième sens est que la tendance à la hausse de la part
du capital nommé immatériel est étroitement liée au développement des
institutions du salaire socialisé et des services collectifs du Welfare, et
cela avec une forte accélération impulsée par les conflits sociaux qui entre la
fin des années soixante et les années soixante-dix ont déterminé la crise du
fordisme, puis donnée lieu à la contre-offensive monétariste. Ce sont en
particulier les services collectifs du Welfare qui ont permis le déploiement de
la scolarisation de masse et joué un rôle clé dans la formation d’une intellectualité diffuse ou d’une intelligence collective : c’est
cette dernière qui rend en effet compte de la partie la plus significative de
la hausse du capital nommé intangible,
capital intangible qui, comme nous l’avons souligné, représente aujourd’hui
l’élément essentiel de la croissance et de la compétitivité d’un territoire.
Le troisième sens est que l’expansion du salaire
socialisé (retraite, indemnité de chômage, etc.) a favorisé l’atténuation de la
contrainte au rapport salarial et l’accès à une mobilité choisies entre
différentes formes d’activités, de formation et de travail créatrice de
richesse (même si cette tendance tend à être de plus en plus remise en cause par
les politiques néolibérales du workfare).
En somme, l’expansion du salaire socialisé a correspondu à une libération de
temps qui du point de vue du développement d’une économie fondée sur le savoir
se présente, pour le dire avec le Marx du general
intellect, comme une force productive immédiate. Il faut noter que de ce
point de vue, Bernard Friot (2010) n’a ainsi pas tort de défendre les principes
du système de retraite par répartition dans les termes de ce que nous
appellerions une institution du commun et d’aller jusqu’à affirmer que
finalement c’est le travail libre des retraités qui paye leur retraites.
Le quatrième sens
est que, contrairement à une idée répandue, les conditions sociales et les
véritables secteurs moteurs d’une économie fondée sur la connaissance ne se
trouvent pas dans les laboratoires privés de R&D de grandes firmes. Ces
conditions sociales et ces secteurs moteurs correspondent au contraire aux
productions collectives de l’homme pour et par l’homme assurées
traditionnellement par les institutions communes du Welfare State
(santé, éducation, recherche publique et universitaire, etc.), selon une
logique non marchande. Cette conclusion est par ailleurs confirmée par une
analyse comparative à l’échelle internationale. A l’encontre du paradigme
néolibéral, elle nous permet justement de mettre en évidence une corrélation
positive forte entre le niveau de développement des services non marchands et
des institutions du Welfare, d’une
part et celui des principaux indicateurs de développement et de performance
économique et sociale d’une EFC, d’autre part. Un corollaire de ce constat est aussi qu’un faible degré
d’inégalités sociales, de revenu et de genre va de pair avec une diffusion
beaucoup plus importante des formes d’organisation du travail les plus avancées
(Vercellone, 2010) et, partant, à une moindre vulnérabilité du système
économique à la concurrence internationale des pays émergents (Lundvall et
Lorenz, 2009).
Un cinquième
sens de ce fait stylisé est que dans une EFC les facteurs principaux de la
croissance et de la compétitivité d’un territoire dépendent toujours davantage,
comme le souligne Aglietta (1997), de ce que les économistes appellent les facteurs collectifs de la productivité (niveau général
d’éducation et de formation de la force de travail, de ses interactions sur un
territoire, de la qualité des infrastructures et de la recherche, etc). Sur
le plan macro-économique, cela signifie que
les conditions de la formation et de la reproduction de la force de travail
sont désormais directement productives et (pour paraphraser Smith, mais en
parvenant à une conclusion opposée) que la source de la « richesse des
nations » repose aujourd’hui de plus en plus sur une coopération
productive située en amont des enceintes des firmes.
Finalement, malgré leur importance, ces faits
sont systématiquement occultés par les économistes mainstream, et cela alors que l’on assiste à une pression
extraordinaire pour les privatiser. L’explication de cette occultation se
trouve dans l’enjeu stratégique que représente pour le capital le contrôle
bio-politique et la colonisation marchande des institutions du Welfare. En effet, santé, recherche, éducation, formation et culture
forment non seulement les modes de vie, mais ils régissent aussi les mécanismes
de transmission et de production des connaissances. Ces secteurs représentent
également une part croissante de la production et de la demande sociale qui,
jusqu’à présent, du moins en Europe, a été principalement assurée en dehors de
la logique du marché et à travers l’emploi d’un travail improductif de capital,
c’est-à-dire improductif de plus-value.
Mieux encore et y compris dans le contexte de la crise actuelle, les
productions de l’homme par l’homme (santé, éducation, etc.) comptent parmi les
rares secteurs où l’on continue à enregistrer une croissance de la demande
sociale et qui échappent aux tendances stagnationnistes affectant l’ensemble
des économies des pays de l’OCDE.[3]
Tous ces facteurs et les intérêts bien matériels qu’ils
suscitent permettent d’expliquer la pression extraordinaire exercée par le
capital pour privatiser ou en tout cas soumettre à la rationalité du capital
ces services collectifs en y introduisant, par exemple, dans l’esprit du New Public Management, la logique de la
concurrence et du résultat quantifiée, prélude à l’affirmation pure et simple
de la logique de la valeur[4].
Contrairement au discours idéologique dominant qui stigmatise les coûts et la
prétendue improductivité des services collectifs du Welfare, l’objectif du capital est donc moins la réduction du
montant absolu de ces dépenses que leur réintégration dans les circuits
marchands et financiers. La crise de la dette a été et reste le prétexte pour
accélérer ces tendances, tout en exacerbant les contradictions économiques et sociales
qu’elles engendrent. Nous avons là sans doute l’une des explications les plus
logiques de l’irrationalité des politiques pro-cycliques et des plans
d’austérité réclamés par les marchés financiers et la célèbre Troika (FMI,
UE, BCE).
Certes, l’extension de la logique
marchande dans ces secteurs est théoriquement possible. Notons cependant que
santé, éducation, recherche etc. correspondent à des activités qui ne peuvent
être soumises à la rationalité économique du capital sinon au prix d’un rationnement
des ressources, d’inégalités sociales profondes et finalement d’une baisse
drastique de l’efficacité sociales de ces productions, ce qui risquerait à
terme de saper les ressorts mêmes de cette économie fondée sur la connaissance
dont se nourrit le capitalisme cognitif et financiarisé[5].
Plusieurs arguments plaident pour cette thèse.
Un premier argument est lié au caractère
intrinsèquement cognitif, interactif et communicationnel de ces activités où le
travail ne consiste pas à agir sur la matière inanimée, mais sur l’homme
lui-même dans une relation de coproduction de services. En effet, sur le plan
de l’organisation de la production et des critères d’efficacité, ces activités
échappent à la rationalité économique du capital qui, elle, repose sur une conception
essentiellement quantitative de la productivité,
une conception qui peut être résumée par une formule lapidaire, à savoir :
produire toujours plus avec moins de travail et de capital afin de réduire de
cette manière les coûts et d’accroître les profits. Or, ce type de rationalité
a pu tant bien que mal faire preuve d’une certaine efficacité dans la
production de marchandises standardisées reproductibles,
au sens de Ricardo. Dans ce cadre, elle a permis, comme ce fut le cas dans le
fordisme, de produire une masse croissante de biens avec toujours moins de
travail et donc des coûts et des prix décroissants, en rendant possible de
cette manière la satisfaction d’une masse croissante de besoins, peu importe
s’ils furent vrais ou superflus. Cependant, comme le suggérait déjà Marx dans
les passages du chapitre VI inédit du Capital dédiés à la production
immatérielle, ce que nous appelons « les productions de l’homme par l’homme » relèvent d’une
rationalité productive autre que celle du capitalisme industriel. Plus précisément, deux éléments principaux
différencient la logique de la production
(ou reproduction) de l’homme par l’homme et celle de la fabrication de
biens matériels reproductibles. D’une
part, ni l’activité du travail ni le produit (qui correspond à l’homme lui-même
dans la singularité de chaque individu) ne sont véritablement standardisables
(à la différence de la plupart des marchandises matérielles ou des services
industrialisés), et la subjectivité des travailleurs comme « le produit est
inséparable de l’acte producteur » (Marx, 1867, p. 98). D’autre part, dans ces activités,
l’efficacité en termes de résultats repose sur un ensemble de variables
qualitatives liées à la communication, à la densité des relations humaines, au
souci et donc à la disponibilité de temps pour l’autre, que la comptabilité
analytique des entreprises n’est capable d’intégrer qu’en tant que coûts et
temps morts improductifs. La tentative d’élever la productivité et la rentabilité
de ces activités (mesurées à travers les critères essentiellement quantitatifs
propres au management des entreprises), ne peut donc se faire qu’au détriment
de la qualité et de ce fait de l’efficacité sociale de ces activités. Nous
avons en somme une contradiction aiguë entre la conception capitaliste de la
productivité et la conception sociale de la productivité qui, elle, résulte
immédiatement de la nature intrinsèquement commune et coproduite de ces
activités et de leur résultat matériel et immatériel.
Un deuxième argument est lié aux
distorsions profondes que l’application du principe de la demande solvable
introduirait dans l’allocation des ressources et dans le droit à l’accès à ces
biens communs, en déterminant des pratiques discriminatoires et une logique de
rationnement affectant tout autant la quantité que la qualité des prestations
fournies. Par essence, la production du commun doit donc se fonder sur la
gratuité et sur le libre accès. Le financement des productions de l’homme par
l’homme ne peut ainsi être basé sur le principe de la demande privée solvable,
mais doit reposer sur le prix collectif et politique représenté par l’impôt, la
cotisation sociale ou d’autres formes de mutualisation réelle des ressources.
Un troisième argument concerne, lui, la manière
dont dans la santé et dans le système d’enseignement, encore moins qu’ailleurs,
il n’existe en réalité pas de figure mythique du consommateur rationnel qui
effectuerait ses choix sur la base d’un calcul rationnel coûts/bénéfices afin
de maximiser le rendement de l’investissement dans son capital humain. Ce n’est
sûrement pas là le critère principal qui anime l’étudiant dans sa quête de
savoir. C’est est encore moins le critère pour une personne atteinte d’une
maladie. Celle-ci, dans bien des cas, est au contraire prisonnière d’un état
d’angoisse qui la rend vulnérable à tous les pièges d’une logique marchande
dans laquelle vendre espoir et illusions devient aussi l’un des moyens pour
réaliser des profits.
Enfin, et cet argument
concerne en particulier l’activité de recherche, la logique de privatisation et
de marchandisation des savoirs s’oppose aux conditions susceptibles de garantir
les mécanismes les plus efficaces de la production de connaissances. Pour comprendre cet enjeu crucial, il faut
souligner la manière dont la connaissance a des propriétés particulières qui la
différencient radicalement des autres biens et en font un bien commun difficilement réductible au statut de marchandise et de capital.
Ces propriétés particulières correspondent notamment à ce que la théorie
économique appelle le caractère non rival,
non contrôlable et cumulatif de la connaissance. Autrement
dit, la connaissance, à la différence d’un stylo par exemple, ne se détruit pas
dans la consommation. Chacun d’entre nous peut donc l’utiliser librement et
dans le même temps ne pas en priver un autre de la possibilité de s’en servir.
Mieux encore : la connaissance s’enrichit lorsqu’elle circule librement
entre les individus, dans la mesure même ou chaque nouvelle connaissance naît
d’une autre connaissance, selon un processus autoentretenu et cumulatif. La consommation de la connaissance est donc
productive. C’est pourquoi l’appropriation privée de la connaissance n’est
réalisable qu’au moyen de l’établissement de barrières artificielles à son
accès et d’un cloisonnement de l’activité de recherche qui va à l’encontre de
deux règles fondamentales qui, selon Paul David (2000), assurent l’efficacité
de la production d’idées nouvelles, à savoir: la coopération de tous ceux qui recherchent
la solution à un même problème, puis, une fois le problème résolu , le
libre usage par tous de ses applications. La tentative de transformer la connaissance en un
capital et en une marchandise fictives engendre en somme une situation
paradoxale, une situation dans laquelle plus la valeur d’échange de la
connaissance augmente artificiellement plus sa valeur d’usage sociale baisse du
fait même de sa privatisation et de sa raréfaction.
Finalement, qu’il s’agisse de la privatisation de la
connaissance ou de celle des services collectifs du Welfare, tout semble se passer comme si le capitalisme cognitif ne
pouvait se reproduire qu’à travers des pratiques prédatrices qui entravent les
conditions objectives et les facultés créatrices des agents à la base du
développement d’une économie fondée sur le savoir et sa diffusion.
Il existe en somme une
incompatibilité substantielle entre le capitalisme cognitif et financiarisé,
d’une part et une économie fondée sur la connaissance et les productions
collectives de l’homme par l’homme qui «contient en son fond une négation de
l’économie capitaliste marchande» (Gorz, 2003) avec la possibilité de son
dépassement, d’autre part.
II.
Deux modèles opposés de société et de régulation d’une économie fondée sur le
savoir et sa diffusion.
Dans un contexte exacerbé par
l’approfondissement de la crise, on peut affirmer qu’autour de la question
centrale des institutions du Welfare, se dessine à terme l’alternative entre
deux modèles opposés de société et de régulation d’une économie fondée sur la
connaissance.
Le premier modèle
on ne le connaît malheureusement que trop bien.
Il correspond à
l’accentuation des politiques néolibérales d’austérité et de démantèlement du
Welfare, sous l’égide du pouvoir de la rente et d’une collusion ainsi que d’une
hybridation de plus en plus prononcées des logiques du public et du privé,
comme en témoignent la mise en oeuvre des principes du New Public Management
ou encore les critères des politiques de sauvetage et de recapitalisation sans
conditions dont a bénéficié le système bancaire.
Notons pourtant que ce régime
« d’accumulation par dépossession » et le mode de régulation sur
lequel il repose, se heurte à des contradictions majeures, et ce aussi bien à
court qu’à moyen-long terme. Pourquoi ? D’une part, sur le plan de la gestion macro de court terme de la crise, il
accentue les tendances stagnationnistes des économies de l’UE avec pour
résultat de creuser davantage, au lieu de les réduire, les déficits et la dette
des Etats et partant, le risque d’une crise simultanée d’insolvabilité des
Etats et du système bancaire[6]. D’autre part, parce que le démantèlement des
institutions et des services du Welfare risque aussi et surtout d’éroder les
ressorts de la croissance et de la compétitivité à long terme. Nous avons là – portée par la crise
actuelle à son paroxysme – l’une des expressions les plus claires du paradoxe
propre à la logique rentière du capitalisme cognitif et financiarisé, un
paradoxe qui pourrait le conduire de manière endogène, s’il suit jusqu’au bout
sa pulsion prédatrice, au bord de l’autodestruction.
Je m’explique. La tentative de s’assurer un prélèvement
maximal de valeur dans le court terme repose, ou de toute manière a pour
conséquence, une raréfaction progressive des ressorts de la croissance sur
laquelle ce même prélèvement rentier peut s’opérer et se renouveler au fil du
temps[7]. Nous avons là aussi – bien que pour une cause
opposée à celle suggérée par le célèbre article de Hardin – ce que nous pouvons
appeler la nouvelle « tragédie des
Commons » provoquée par la dynamique du capitalisme cognitif et
financiarisé, tragédie des Commons qui – il ne faut pas l’oublier – se double
de celle des anti-commons liée à la
privatisation de la connaissance. Cette logique dévastatrice recèle pourtant
une bonne nouvelle, un élément en quelque sorte positif : ce mode
d’accumulation n’est ni économiquement ni socialement viable et devient de plus
en plus, au sens de Gramsci, un pur système de coercition dépourvu de tout
élément d’hégémonie véritable. Plus encore, ce modèle pourrait même imploser
assez rapidement bien avant d’avoir porté à terme son entreprise
d’expropriation du commun et des conditions sociales et institutionnelles d’une
économie fondée sur la connaissance. La raison en est que la dette que la
finance prétend combattre, est en réalité, comme on le sait, l’un des piliers
structurels de sa logique de valorisation et du contrôle biopolitique qu’elle
exerce sur la société. Le pouvoir de la finance ne peut pas se reproduire sans
créer les conditions d’un endettement généralisé, qu’il s’agisse des
institutions financières (effet de levier), des Etats, des ménages, des
étudiants etc.
Nous avons là une logique aveugle et autoréférentielle du
pouvoir de la finance qui poussée jusqu’à son paroxysme en constitue aussi la
limite structurelle. Ainsi – pour faire bref – la crise de la dette publique
sur laquelle spécule allègrement la finance n’a point effacé la crise de la
dette privée et du système bancaire dont elle est née. Au contraire, elle en a
renforcé les interdépendances et le potentiel systémique en cas de crise. Il
est en effet faux d’affirmer qu’à une crise de la dette privée aurait tout
simplement succédé une crise de la dette publique. Nous sommes aujourd’hui
confronté en 2011, et sur le fond d’une nouvelle récession générale, à
l’éclatement d’une double crise, de la dette publique et bancaire, une double
crise qui risque de conduire non seulement à l’effondrement de la zone Euro
mais aussi, comme en 2008, à celui du système de crédit, à un Lemham Brothers à
la puissance n. Ce risque systémique est par ailleurs aggravé par une autre
différence fondamentale par rapport à 2008 : les Etats, cette fois-ci, ne
disposent plus des ressources et d’un contexte politique permettant de sauver
les banques sans conditions. Preuve en est que Moody’s, par exemple, a déjà
baissé la note de certaines banques britanniques au motif que l’Etat ne
pourrait plus leur venir en aide. Cette évolution est déjà en train de mettre
sous tension la base matérielle du bloc historique néolibérale entre public et
privé, entre Etats et finance, qui s’était constitué au début des années 1980
et, cette fois-ci, dans l’hypothèse probable d’une nouvelle crise bancaire, la
question de la socialisation du système de crédit ne pourra plus être aussi
facilement contournée qu’en 2008. C’est aussi pourquoi il devient plus que
jamais nécessaire d’essayer de comprendre la manière dont le concept de commun peut nous aider à penser les
piliers d’un autre mode de développement[8].
Dans cette perspective, je vais ébaucher quelques pistes de réflexion
concernant ce que l’on pourrait appeler un modèle de common-fare fondé
sur la réappropriation démocratique du Welfare-State et la re-socialisation de
la monnaie et du crédit.
Un modèle de « commonfare »
et de « communisation » du système de crédit
Un modèle autre
serait, lui, centré sur une politique de renforcement et de démocratisation des
institutions du Welfare, pensé dans son double aspect de système de production
et de système de distribution du revenu.
Trois axes
principaux pourraient en constituer l’ossature et poser les jalons d’un mode de
développement alternatif.
Le premier axe
renvoie à la priorité donnée à l’investissement dans les services collectifs
non marchands et les productions de
l’homme par l’homme qui assurent en même temps la satisfaction des besoins
essentiels, la reproduction d’une économie fondée sur la connaissance et un
modèle de développement socialement et écologiquement soutenable. La mise en place de ce modèle implique
bien évidemment la remise en cause du paradigme économique dominant et selon
lequel les dépenses et les services collectifs du Welfare représenteraient
exclusivement un coût dont le financement dépendrait d’une ponction effectuée,
via les prélèvements obligatoires, sur la valeur et la pluvalue crées par le
secteur privée marchand (pensé à tort comme le seul secteur producteur de
richesse). Dépenses et services collectifs du Welfare devraient être en
revanche considérés comme les facteurs moteurs d’une économie intensive en
connaissance et des investissements productifs qui par leur propre activité
engendrent une richesse monétaire non marchande « qui n’est pas détournée mais directement produite » (Harribey,
2004). Pour mieux comprendre cette affirmation, il faut
prolonger le raisonnement qui avait conduit à se débarrasser de l’idée selon
laquelle l’investissement présuppose l’accumulation d’une épargne préalable, et
ce justement grâce à la création monétaire par le crédit[9].
Autrement dit, il faut considérer que les dépenses et les investissements
sociaux du Welfare ne font en réalité
qu’anticiper et ante-valider la création d’une richesse non marchande produite
pour satisfaire des besoins collectifs dont l’impôt sera après-coup la
contrepartie, ou si l’on veut le prix collectif[10].
Ce point, bien évidemment, renvoie à deux autres questions
essentielles pour penser le passage du public au commun : la question plus
générale de la socialisation de l’investissement et de la monnaie sur laquelle
nous reviendrons en conclusion de cet exposé[11] ;
la question des modes de gestions et d’organisation permettant une véritable
réappropriation démocratique des institutions du Welfare.
Il me semble essentiel de noter à ce dernier propos que les
productions de l’homme par l’homme constituent aussi un gisement d’emploi à
haute qualification dans des activités où la dimension cognitive et
relationnelle du travail est dominante. Les productions de l’homme par l’homme
sont en somme toujours, presque par définition, une co-production de services.
Dans ce cadre, il est alors possible d’envisager l’expérimentation de formes
démocratiques et inédites d’autogestion de la production impliquant étroitement
les usagers, et ce selon un modèle qui pourrait s’étendre progressivement aux autres
secteurs et activités économique. Nous avons là – me semble-t-il - un champ de
recherche fondamental pour notre séminaire afin de penser le mode de production
du commun sur la base d’une rupture radicale avec les principes de la
privatisation de la connaissance et du New
Public management qui combine aujourd’hui en quelque sorte, ce qu’il y a de
pire dans la logique bureaucratique du public et dans la logique du résultat et
de la productivité débit du privé.
2) Le deuxième axe
reposerait, lui, sur le renforcement de la logique du salaire socialisé au
moyen de l’extension de formes d’accès à un revenu garanti fondées sur des
droits objectifs et une logique opposée à celle de la dépendance économique et
subjective façonnée par la dette.
Dans cette perspective, à
terme, la mise en place d’un véritable Salaire ou Revenu Social Garanti (RSG)
inconditionnel et indépendant de l’emploi pourrait s’inscrire. Ce revenu de
base pourrait se présenter comme étant à la fois une institution du commun et
un revenu primaire pour les individus, c’est-à-dire un revenu résultant
directement de la production et non de la redistribution. Notons que ces deux dimensions, revenu
primaire et institution du commun, sont par ailleurs étroitement imbriquées. En
effet notre approche du commun, au
singulier, se fonde historiquement sur le caractère de plus en plus social
et cognitif du travail et repose sur la critique de la conception naturaliste propre à une grande partie
de la théorie économique des biens communs.
Une institution du commun donc, car le
RSG ne relève pas de la sphère publique mais, correspond "en fin de
compte, à la mise en commun d'une partie de ce qui est produit en commun,
délibérément ou non" (Gorz, 2003, p. 101) et cela en dehors de toute
logique contributive qui rechercherait un rapport de mesure et proportionnalité
entre effort individuel et droit au revenu.
Un revenu
primaire
car la proposition du RSG comme institution du commun repose sur un réexamen et
une extension de la notion de travail productif menée d’un double point de vue[12].
Le premier a trait au concept de travail productif,
conçu selon la tradition dominante au sein de l’économie politique, comme le
travail qui engendre un profit et/ou participe à la création de valeur. Il
s’agit là du constat selon lequel nous assistons aujourd’hui à une extension
importante des temps de travail, hors journée officielle du travail, qui sont
directement ou indirectement impliqués dans la formation de la valeur captée
par les entreprises. Le RSG, en tant que salaire social, correspondrait, de ce
point de vue, à la rémunération collective de cette dimension de plus en plus
collective d’une activité créatrice de valeur qui s’étend sur l’ensemble des
temps sociaux en donnant lieu à une énorme masse de travail non reconnue et non
rétribuée. En poussant ce raisonnement encore plus loin, on pourrait même
suggérer que, à partir d’un socle incompressible, la progression de cette
première composante du RSG pourrait faire périodiquement l’objet d’une
négociation collective rassemblant l’ensemble de la force de travail face au
capital et à l’Etat.
Le second point de vue renvoie, lui, au concept de travail
productif pensé comme le travail producteur de valeurs d’usage, source d’une
richesse échappant à la logique marchande et du travail salarié subordonné. Il
s’agit en somme d’affirmer que le travail peut être improductif de capital tout
en étant productif de richesses et partant, trouver sa contrepartie dans un
revenu. C'est par ailleurs déjà le cas, d'un point de vue strictement
théorique, pour les activités réalisées au sein des services publics non
marchands qui produisent de la richesse et non de la valeur. Le caractère
inconditionnel du RSG se distingue cependant, de manière radicale, du salaire
versé aux travailleurs de ces services car il ne se fonde ni sur un travail
dépendant, ni n'implique de la part des bénéficiaires une quelconque
démonstration de l'utilité sociale de leur activité. Il présuppose la
reconnaissance d’une activité créatrice de richesses et d’une coopération
productive qui se développent en amont et de manière autonome par rapport à la
logique administrative de la sphère publique et à la logique de la rentabilité
marchande du privé, et ce même lorsqu’elles les traversent et contribuent à
leur reproduction. Notons aussi à cet égard le rapport à la fois d’antagonisme
et de complémentarité que ces deux formes contradictoires de travail productif
entretiennent dans le développement du capitalisme cognitif. L’expansion du
travail libre va en fait de pair avec sa subordination au travail social
producteur de valeur en raison même des tendances qui poussent vers un
brouillage de la séparation entre travail et non travail, sphère de la
production et celle de la reproduction. La question posée par le RSG reste donc
non seulement celle de la reconnaissance de cette deuxième dimension du travail
productif, mais aussi et surtout celle de son émancipation de la sphère de la
production de valeur et de plus-value. En ce sens, l’atténuation de la
contrainte au rapport salarial et la libération de temps libre autorisée par le
RSG constitueraient une condition clé pour permettre au travail cognitif de se
réapproprie de la maîtrise de son temps de vie et d’utiliser le temps et
l’énergie psychiques ainsi libérées dans le développement des diverses formes
de production du commun.
Finalement, le RSG se
présente à la fois comme une institution du commun, un
revenu primaire pour les individus et un investissement collectif de la
société dans le savoir permettant, à l’instar des dépenses et des services
collectifs du Welfare, l’essor d’un
mode de développement fondé sur
la primauté du non marchand et des formes de coopération alternative aussi bien
au public qu’au marché dans leurs principes d’organisation.
Enfin – et j’en viens au
troisième axe – il est impossible de nier que, s’il est une fonction dans
laquelle la finance n’est pas parasitaire c’est celle du pilotage de
l’accumulation et de l’allocation du capital, voire même, et d’une manière de
plus en plus explicite, celle d’un véritable pouvoir qui à travers ses
institutions, ses agences de notation et ses fonctionnaires publics détermine
et gère l’orientation des politiques économiques.
C’est pourquoi aucune
alternative n’est véritablement envisageable sans remettre en cause, en même
temps que la dette illégitime, cette fonction de coordination et je dirai de
planification économique assurée par la finance.
Nous avons là l’un des
enjeux fondamentaux des luttes autour de la question de la dette et de son
annulation.
La question qui se pose est ici alors celle de penser
la resocialisation de la monnaie et du système de crédit et, au delà, celle de
penser la monnaie comme un véritable bien commun, c'est-à-dire comme une construction sociale appartenant de
manière indivisible à la communauté politique qui en fait usage et qui donc
doit dicter les règles de son fonctionnement et ses finalités, en empêchant
aussi bien son appropriation unilatérale par la logique du privé que par celle
du pouvoir de l’Etat. Il s’agit d’une question cruciale et terriblement
complexe à laquelle il serait vraiment important de consacrer une réflexion
approfondie et plusieurs séances du séminaire. Compte tenu aussi du temps à ma
disposition, je me bornerai ici à faire deux rapides remarques pour ouvrir le
débat notamment pour ce qui concerne la zone euro.
La première concerne la nécessité de rompre avec le
principe de la soi-disant autonomie de la banque centrale, indépendance qui en
réalité, comme on le sait, ne correspond qu’à une constitutionnalisation du
pouvoir de la finance et une quasi privatisation de fait de la création de
monnaie. Pour ce faire, un premier pas indispensable consisterait dans le
rétablissement de mécanismes keynésiens subordonnant la politique monétaire au
pouvoir politique exprimé par une communauté démocratique.
C’est une condition essentielle pour permettre, y
compris face à l’urgence de la crise, la monétisation des déficits publiques et
le financement hors-marché de l’essentiel de la dette publique, en la
soustrayant à l’arbitrage des marchés. En effet seule la puissance quasiment
illimitée de création monétaire de la Banque Centrale permettrait de juguler la
spéculation, tout en assurant à long terme le financement des investissements
collectifs nécessaires à la mise en place d’un mode de développement fondé sur
le commonfare et la reconversion écologique de nos systèmes productifs.
La deuxième remarque
concerne les modalités de resocialisation du système bancaire qui, dans un
scénario idéal, pourraient aller de pair avec un changement du statut et des
objectifs assignées à la Banque Centrale. A ce propos, dans le débat actuel il
est possible de distinguer, notamment en France, deux propositions ou du moins
deux orientations principales.
La première prône le rétablissement d’un pôle public
centralisé adossé à une politique classique de nationalisation des principales
banques, un modèle, en somme, dans lequel la quasi totalité de la création
monétaire et du système de crédit serait contrôlé et régenté par l’Etat et la
propriété publique. Ce modèle publique de régulation centralisé du système
bancaire et de la création monétaire trouve sa référence historique première
dans le célèbre circuit du trésor qui a caractérisé, par exemple, aussi bien la
France que l’Italie, à l’âge de la croissance fordiste. Par rapport au régime
actuel de privatisation de la monnaie, sa re-mise en place présenterait
d’indiscutables avantages, dont celui de rendre à nouveau possible une
resocialisation partielle et indirecte de la monnaie à travers la monétisation
étatique des conflits sociaux, et ce n’est pas le moindre. Toutefois, ce modèle
contient aussi en son sein un ensemble de risques inhérents à une
autonomisation de la logique du pouvoir publique par rapport à une gestion
démocratique de la monnaie comme bien commun. Il s’agit, par exemple, à un
extrême de la tentation de sélectionner le crédit en fonction de critères de
type clientéliste, et, à l’autre extrême, celle d’un mimétisme par rapport aux
normes de gouvernance et de rentabilité financière du privé, comme en
témoignent, pour ne citer qu’un cas bien connu, les déboires du Crédit Lyonnais
en France.
Consciente aussi de ces risques, la seconde
orientation correspond sur bien des aspects à ce que Frédéric Lordon appelle la
« communalisation » du système bancaire. Cette orientation tout en
prônant une déprivatisation à grande échelle du système de crédit, se propose
en somme de renouer, sur des bases entièrement nouvelles, avec la tradition du
modèle bancaire mutualiste. Il serait ainsi possible d’instaurer un compromis
institutionnel inédit entre les modèles polaires purs de la centralisation et
du fractionnement du système bancaire décrits par Aglietta et Orléan (1982)
dans « La violence de la monnaie ». Un compromis inédit car l’instauration
d’un système socialisé de crédit n’aboutirait pas au monopole monétaire de
l’Etat (comme dans un pôle public unifié) et s’articulerait à des entités
décentralisées disposant d’une autonomie opérationnelle, mais de nature non
« privée » et dont le statut et les fonctions seraient régies par un
cahier de charge précis plaçant « explicitement la concession [du pouvoir
d’émission du crédit] sous un principe de service public ». (Lordon,
2009).
Je n’ai plus le temps ici de m’attarder davantage sur
la contribution de Lordon et le débat passionnant qui est en train de s’engager
sur les modalités d’une resocialisation du système de crédit et de la monnaie
pensée à travers le concept de commun. Je dirais seulement, pour conclure sur
une note optimiste, un optimisme, je crois, fondé tout autant sur la
« volonté » que sur la « raison », que la richesse même de
ce débat sur un modèle de société alternatif allant jusqu’à interroger et
remettre en cause les institutions les plus essentielles du capitalisme, comme
la monnaie, montre toutes les potentialités et la force constituante dont les
luttes qui se développent au cœur de la crise sont porteuses.
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[1] Pour cette définition du système du Welfare cf. Monnier J.-M., Vercellone C. (2007).
[2]
Cf. Kendrick J.W (1994).
[3] Sur ces points cf. Negri T., Vercellone C (2008), Le rapport capital/travail dans le
capitalisme cognitif, Multitudes,
N°32, 2008, pp. 39-50
[4] Sur ce point cf. notamment Laval et alii (2011).
[5] Sur ce point cf. Vercellone C. 2010.
[6] Cette éventualité est d’autant plus élevée pour les
pays, comme par exemple la Grèce, le Portugal l’Espagne et dans une moindre
mesure l’Italie, qui ne peuvent pas compenser la contraction de la demande
intérieure par la croissance des exportations. Si l’Allemagne a pu échapper à
ce cercle vicieux grâce à une politique néo-mercantiliste et à un puissant
appareil industriel, ses débouchés extérieurs dépendent pourtant en grande
partie de la demande provenant des pays du Sud de l’Europe. Il en résulte un
jeu à somme négative à l’échelle européenne dont pourrait bientôt faire les
frais l’Allemagne elle-même.
[7] Ce qui contribue aussi à expliquer les réactions
ambigües des marchés aux mesures d’austérité qu’eux-mêmes ont demandé.
[8] Sans qu’il soit relégué dans des enclaves économiques
concernant des biens spécifiques comme l’eau, par exemple, et dans une position
subalterne de colmatage des défaillances du binôme public-privé, comme tend
souvent à le faire la théorie économique des biens communs inspirée par les
travaux d’Elinor Omstrom.
[9] C’est aussi pourquoi «l’investissement peut être entravé
par manque de monnaie, jamais par manque d’épargne », comme le souligne
Aglietta (2001, p.70) en rappelant cet enseignement théorique essentiel de
Keynes.
[10] En somme, qu’il
s’agisse de la production marchande ou des services collectifs du
Welfare-State, dans les deux cas, comme le montre toujours Harribey (2004),
c’est l’injection de monnaie sous forme de salaires et investissements qui
lance le circuit économique et permet la distribution des revenus qui
vont ensuite être dépensé pour l’achet de biens marchands ou bien pour le
paiement de l’impôt.
[11] Sur ces questions, la suggestion de Negri
(2010) me semble aussi très pertinente
lorsque dans sa contribution au premier séminaire du Public au Commun il
rappelait l’importance de « recommencer à étudier la planification
– surtout celle de l’époque soviétique – parce qu’il y vivait sans doute
l’utopie d’une approximation ou d’un voisinage avec le commun. Le thème du
commun en tant que « troisième genre » doit en effet tenir compte de la crise
du public et il faut que nous insérions notre recherche précisément là où la
crise du public est la plus forte – or la planification soviétique a représenté
de ce point de vue la pointe aiguë de la crise d’un public porté à sa dimension
extrême ».
[12] Sur ce point, cf. Monnier et Vercellone, (2007).
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