Par Patrick Dieuaide[1]
Si l'Histoire et le Droit n'ont jamais daigné donner
consistance au Commun comme « écosystème » (A. Négri), comme réseau d'échanges
ou comme modèle de vivre ensemble, l'explication ne pourrait-elle pas venir de
ce que le Commun doit toujours et encore se réinventer ? Certes, nous avons
tous une idée du Commun pour en avoir fait l’expérience à titre individuel et
au niveau local (point 1). Mais au-delà ? Que dire aujourd’hui du Commun au
regard de l'espace clos du capitalisme globalisé qui nous cerne et avec lequel
chacun de nous, au travail, dans sa vie privée ou professionnelle, doit
composer (point 2) ?
Par un effet de spirale dont l’histoire est coutumière,
il y a là de toute évidence, en ces temps d’oppression et de règne sans partage
de la Finance, des circonstances historique et politique particulières qui ne
laissent pas d’inquiéter quant à la capacité du Commun (des communautés
d’individus qui le fondent) à survivre aux normes de gestion et pratiques de
management qui prévalent dans les entreprises et au-delà, dans le secteur
public. Mais empressons-nous d'ajouter que la perspective inverse vaut tout
autant. Dès lors en effet qu’il n’y a plus d’extérieur où se réfugier, que seul
domine un vaste processus de marchéisation du temps, de la vie sociale et de
l'espace public, on ne peut que s'étonner de la diversité persistante des
pratiques, des cultures et des modes de vie, qui laisse aussi deviner de la
capacité de résilience du Commun à produire de la différence.
En d’autres mots, le Commun serait pris aujourd’hui dans
un rapport politique inédit, d'une extrême violence, entre subordination et
création collective. C’est au regard de cette topologie singulière du Commun
que l'on se propose de réfléchir à l’idée de ce que pourrait signifier ce « mot
d’ordre » politique dont nous ressentons l’exigence et l’urgence mais dont nous
ne savons trop quoi penser quant au fond : « instituer le commun » (point 3).
1. Les déterminations du Commun.
Ce que nous savons du Commun est intimement lié à nos
pratiques en particulier (mais pas seulement) celles qui font toute l’épaisseur
du travail ou du métier que nous exerçons, que nous soyons fonctionnaires ou
salariés du privé.
Sous cet angle, dire ce qu’est le Commun, c’est tout
d’abord pointer la part des ressources dont nous sommes tributaires
collectivement pour concevoir, organiser, mettre en œuvre nos propres actions.
Qu’il s’agisse de matières premières, de connaissances, de machines, de
logiciels, de ponts, de routes ou de bâtiments, ces ressources sont communes
dès lors que nous les consommons ou que nous en usons collectivement, dans
l’acte même de travailler. Notons que ces ressources ne sont que très
rarement «propriété de personne» (res nullius); elles sont quelques fois
«choses publiques » (res publica), mais le plus souvent relèvent du
droit privé (usus, abusus, fructus), comme « bien privatif », rival et
exclusif. De fait, le Commun recouvre une mosaïque de rapports juridiques et
sociaux qui, au plus près de l’action des communautés de pratiques ou des
collectifs de travail, ne sauraient toutefois préjuger des conditions dans
lesquelles ces ressources sont mobilisées.
Mais le Commun n’est pas seulement une ressource commune
pour l’action. C’est aussi une part de nous-mêmes dans la mesure où nos
capacités, nos représentations, notre subjectivité sont également une ressource
partie prenante du travail des autres. Et réciproquement, faut-il préciser,
dans la mesure où nos pratiques sont toujours le résultat d’un effet de
composition au contact de conduites, de produits ou de subjectivités dont nous
sommes la cible ou le destinataire. C’est aussi cela le Commun : ce tissu
d’interactions dans lequel nous sommes tout à la fois sujet et objet.
Récapitulons ces premières réflexions : 1/ Le Commun est
« toujours déjà là », au fondement de l’activité déployée dans les sphères
publique, privée (marchande) et même domestique. 2/ Le Commun se donne comme un
tout avec le travail vivant : il lui est tout à la fois consubstantiel (point
de vue des ressources) et constitutif (point de vue des capacités et des
subjectivités). 3/ Le Commun est « deleuzien » par essence : il renvoie à ce
par quoi le passage du virtuel, (c’est-à-dire l’infini variété de combinaisons
possibles entre ressources et capacités), à l’actuel (c’est-à-dire la
concrétisation de ces combinaisons dans des travaux ou des productions
singulières) est rendu possible ; 4/ Le Commun est aussi « biopolitique » : il
est cette base matérielle et « corporelle » du travail vivant qui fait le lien
entre le dedans et le dehors de nos représentations, de nos capacités
personnelles, de notre univers intime en somme ; il est le « socle » qui fonde
l’appartenance de notre vie singulière à la vie sociale et collective.
Mais poursuivons cette réflexion un peu plus loin encore.
Car le lecteur qui aura bien voulu nous suivre jusqu’ici, objectera, non sans
raison, qu’on ne peut parler d’UN commun comme d’un espace homogène, totalement
lisse, qui ferait table rase des multiples formes de vies qui le parcourent.
Nous acceptons cette objection si, toutefois, celle-ci vise à souligner le
caractère incomplet des déterminations que nous cherchons et tentons d’expliciter
à propos du Commun.[2]
Mais précisément, serons-nous tenté de répondre, s’il ne manque pas d’études de
terrain pour expliciter les pratiques, les savoirs faire, les normes et les
représentations qui fondent les diverses manières pour un groupe ou une
communauté de travailler, de produire ou de « vivre ensemble » (cf. les travaux
de Pascal Nicolas le Strat ou encore ceux de la sociologie des réseaux ou des
groupes socio-professionnels), ne peut-on en inférer une logique générale de
fonctionnement de ces groupes ? Ne peut-on prétendre que ces différents groupes
obéissent à une même logique générale de partage et de « remise au pot » des
expériences multiples et variées de chacun de ses membres ?
Dès lors, si notre lecteur bienveillant veut bien
reconnaître le bien fondé de cette « montée en généralité », il pourrait
peut-être convenir avec nous qu’il est une autre détermination du Commun : 5/
La production du Commun vaut immédiatement (sans médiation) restitution
et accumulation de moyens et de capacités auprès de ses membres. Cette
dimension du Commun est centrale à nos yeux. Elle donne à voir un Commun
réflexif, ouvert, expansif, toujours en mouvement. Elle énonce également un
principe d’intelligibilité du processus de différenciation de nos pratiques et
de nos productions fondé sur la coopération et la libre appropriation.
2. Le Commun dans le capitalisme financier globalisé
Les quelques considérations qui précèdent n’ont
certainement pas pour objectif de fournir une présentation d’un monde social
idéal que les luttes politiques auraient pour visée de faire advenir.
Le Commun n’a pas besoin d’une avant-garde pour exister ;
il n’est pas non plus une Idée dont il faudrait se convaincre.
Pour faire court, le Commun renverrait dans notre
présentation à un mode particulier d’organisation et de production de la
Société. Sous ce jour, le Commun prend du temps, consomme des ressources et des
capacités, produit et reproduit de la différence et plus largement de la vie
sociale. De fait, sa nature et sa dynamique propre n’ont aucune raison de
coïncider avec les besoins, les formes et la dynamique de l’accumulation du
capital (sa temporalité et son rythme). Il y a là, en germe, un antagonisme
irréductible fondé sur une lutte féroce pour la captation des ressources et
capacités du Commun à des fins d’usage et/ou de consommation pour le compte
d’intérêts privés (marchand).
Mais dire cela ne suffit pas à comprendre la place et le
rôle du Commun dans le capitalisme globalisé, loin s’en faut. Il serait en
effet de bien mauvaise méthode que de s’en tenir à une simple transposition,
peu ou prou, de la grille de lecture des mécanismes d’exploitation élaborés par
Marx, dans un 19ème siècle en pleine phase d’industrialisation. Le Commun n’est
pas assimilable à une force de travail que les capitaux productifs auraient rencontré
au beau milieu de la circulation, « prêt à être tanné »[3] !
Revenir à Marx.....
mais avec discernement !
Pour comprendre ce qui se joue entre le Commun et le
Capitalisme aujourd’hui, nous pensons qu’il faut abandonner l’idée selon
laquelle ces « deux modèles de production » entretiennent entre eux un rapport
direct et fonctionnel. De forme diffuse et réticulaire, le Commun n’est pas une
ressource productive immédiatement disponible, à l’image de l’ « armée de
réserve industrielle ». La force de travail individuelle peut-bien sûr être
dépositaire du Commun[4], mais sa
consommation n’apparaît pas en tant que tel comme un objectif explicite ou
déclaré de la part des capitaux individuels[5].
Toutefois, si le Commun ne peut s’inscrire dans un
rapport direct, singulier et fonctionnel à l’accumulation ou l’enrichissement à
titre privé, il n’est pas interdit de penser que le Commun entretient
d’étroites relations avec le capital social global et qu’à ce titre il
joue un rôle déterminant dans les conditions de mise en valeur des capitaux
individuels.
Pour simplifier, le capital social global est composé de
capitaux financiers (banques et autres établissements financiers), productifs
(les entreprises) et commerciaux (les commerçants) dont la dynamique de
développement s’inscrit dans mouvement circulaire (... A_P_M_A’_P’_M’...) sans
début ni fin. La solidarité des capitaux (et même au-delà, le commun et le
communisme du Capital !) s’exprime à ce niveau : chaque forme de capital
(A,P,M) a besoin des deux autres pour se mettre en valeur (par exemple, le
cycle P _P’ a besoin des cycles M_M’ et de A’_A’’ dans notre schéma). Ajoutons
même que plus les cycles de cette chaîne sont intégrés, plus le temps de mise
en valeur (ou de rotation) de chaque unité de capital est écourté, plus le
temps d’immobilisation de chaque unité de capital investi est raccourci et
naturellement plus la rentabilité des capitaux avancés augmentée. Telle est la
dynamique interne, propre au capital social global ; une dynamique
réglée par un principe d’économie de temps et toute entière orientée vers la
recherche d’une fluidité maximale des différents cycles de mise en valeur des
capitaux investis[6].
Depuis le début des années 90, c’est le capital financier
(A dans notre schéma) qui donne le tempo. Fusions-acquisitions, délocalisations
et relocalisations, restructurations, rationalisations, flexibilité
organisationnelle... : pour une large part, la Finance donne l’impulsion
générale pour engager, au niveau mondial, une vaste opération de rationalisation
des conditions sociales, matérielles et même institutionnelles qui structurent
le temps de circulation du capital global.
Sur le terrain, cette pression temporelle, générale et
globale, exercée au nom de la valeur actionnariale se mêle aux autres pressions
internes exercées directement et localement par les
différentes espèces de capitaux au nom de la création et de la répartition de
la valeur et de la plus value. Toutefois, du point de vue de l’analyse de la
relation du Commun au Capital, il convient de distinguer ces deux niveaux. Si
le Commun est pris localement dans la violence extrême des ajustements locaux,
c’est d’abord au regard du rapport de pouvoir généré par cet effet
d’accélération, général et diffus, qui impacte l’ensemble des temps de circulation
constitutifs du cycle général de reproduction du capital. En d’autres termes,
la relation du Commun au Capital social global ne tiendrait pas d’un rapport
social d’exploitation, localement situé,mais bien davantage d’un rapport
interne, spécifique, et directement lié à la circulation du capital
lui-même. C’est dans cette perspective, croyons-nous, qu’il convient
d’analyser le Commun dans la globalisation.
Déterritorialisation et « subsomption » du Commun comme
effets de pouvoir engendrés par la circulation du capital
Pour aider le lecteur à bien comprendre la spécificité de
cette relation du Commun à la circulation du capital, nous filerons la
métaphore suivante : « Soit un hélicoptère posé sur le sol, moteur allumé :
plus les pâles de son moteur tournent vite, plus la force centrifuge augmente
du fait de la rotation. Passée une certaine vitesse de rotation, l’hélicoptère
finit par s’arracher du sol, emportant avec lui, équipages et passagers ».
Sans forcer la comparaison, on peut dire que l’effet
exercé par la circulation du capital sur le Commun relève d’une logique
similaire. La circulation du capital s’accélérant sous la pression de la
Finance, le Commun est comme « aspiré » (« déterritorialisé ») et « subsumé[7] » par le
jeu des réorganisations incessantes, spatiales et temporelles, dont il est
victime.
Il importe de bien comprendre le sens et l’importance de
ce (double) phénomène. Les travaux de D. Harvey peuvent nous y aider dans une
certaine mesure. En effet, dans Limits of Capital, (1982), l’auteur
montre très bien l’importance de la mobilité géographique et des
(ré)aménagements spatio-temporels des capitaux productifs comme solutions aux
crises récurrentes de suraccumulation[8].
Toutefois, l’auteur situe son analyse dans une approche « à la R. Luxembourg »,
en termes de débouchés. Cette perspective n’est pas sans fondement pour
éclairer certaines dynamiques du capitalisme mondial aujourd’hui, en
particulier en Asie. Mais pour D. Harvey, cette mobilité du capital et ces
aménagements sont totalement neutres du point de vue du processus même de
création de valeur et de la plus value. Ainsi, pour chaque nouvelle
configuration productive née de cette dynamique spatio-temporelle, c’est
toujours une même opération de pouvoir de fixation et de mise au travail de la
main d’œuvre qui est reconduite.
Dans le cadre d’analyse que nous proposons, c'est-à-dire
dans l’espace clos du capitalisme globalisé, la mobilité géographique des
capitaux productifs et les réaménagements spatio-temporels qui en découlent ne
sont pas (ou pas seulement) la source de nouveaux débouchés. A vrai dire, ce
point est plutôt secondaire. Plus importants à nos yeux sont les
bouleversements occasionnés aux niveaux des retombées qui affectent le rapport
des individus à leur activité de travail. Sous cet angle, les destructions de
capital et les (re)aménagements équivalent à une séparation puis à une
recombinaison des ressources et des capacités personnelles qui soutiennent les
individus dans leurs (inter)actions. Il s’agit en fait d’une opération violente
de «décontextualisation» (ou de « désubjectivation ») couplée à une « remise en
contexte » des individus dans des conditions (« objectives et subjectives »
dirait Marx) profondément renouvelées, aussi bien au niveau des ressources et
des capacités requises qu’au niveau des réseaux de relations dans lesquels ils
évoluent.
Totalement intérieure à la circulation du capital, cette
dynamique continuée de destruction/création obéit à une logique bien plus large
et plus profonde que celle évoquée par D. Harvey (ou A. Giddens). Celle-ci
consiste en un processus irréversible de dissolution puis de recomposition des
conditions de production de la subjectivité des individus eux-mêmes. Deux
moments bien distincts de ce processus peuvent être repérés :
-
Un moment de déprise ou de dépossession des moyens d’action et de
réflexion des individus qui fondent leur engagement dans le travail,
-
Un moment de reconstruction de cette capacité d’intervention à partir
d’un contrôle des conditions d’organisation et de gestion de leur propre
environnement de travail,
Notons que ces deux moments ne sont pas équivalents
du point de vue des rapports de pouvoir qui les structurent. Le premier met en
scène un pouvoir coercitif s’exerçant du haut vers le bas (top- down), le
plus souvent sous une forme autoritaire et unilatérale. Le second, à l’inverse,
repose sur un pouvoir qui « attire à lui » et donc incite, suscite, pousse à
l’engagement et à l’implication de soi (bottom-up), le plus souvent dans un
style « entrepreneurial » assorti d’une idéologie fondée sur la réussite, le
projet ou le mérite[9].
Notons également que ces deux moments ne sont pas intrinsèquement liés, du
point de vue du parcours des individus à l’intérieur de cette dynamique. A ce
niveau, les débats autour du « retour à
l’emploi » ou de la « flexisécurité »
mettent clairement en évidence l’importance du Droit et des Institutions dans
la gestion et le contrôle des « transitions professionnelles » des individus
d’un emploi à un autre (le plus souvent en passant par le chômage). Dans les
faits, il faut cependant une foi de charbonnier pour reconnaître dans le
marché, fut-il institué, une modalité de régulation légitime de
ces transitions. On le sait, le marché fonctionne de manière aveugle et
sélective ; il est source d’injustice et n’offre aucune garantie contre les
discriminations à l’embauche. Par ailleurs, si l’on peut reconnaître que le
Droit et les institutions peuvent atténuer certains de ces maux, l’efficacité
de ces leviers d’action est toute relative car largement indexés sur la
relation d’emploi, elle-même totalement surdéterminée par la stratégie des
firmes et la mobilité géographique des capitaux. En d’autres termes, ces
dispositifs et ces régulations n’éliminent en rien les risques d’exclusion
encourus par ceux qui, ayant perdu leur emploi, ont également toutes les chances
d’être « coupés du Commun ». C’est là un régime de double peine qui
pose avec acuité la question de la garantie des niveaux de revenu et plus
largement des niveaux de vie indépendamment du fait d’occuper un emploi.
Notons enfin, pour celles et ceux qui auraient franchi le
cap de la « déterritorialisation », que les forces entrepreneuriales de «
subsomption » initiées pour assurer leur insertion dans un nouvel espace de la
division du travail, ne sont en rien plus douces ou plus clémentes. Ces forces
sont naturellement indexées sur la norme temporelle impulsée par la Finance au
niveau de la circulation du capital. Elles ont donc pour visée d’amener les
salariés à jouer le jeu de la mobilité, de la « flexibilité d’initiative » (E.
Mouhoud) et de l’implication maximale aux niveaux de l’effort et de
l’engagement de soi dans le travail. Il y a là une dynamique interne au travail
lui-même qui, pour être insoutenable à terme pour les individus, ne manque pas
d’interroger quant à la capacité du Commun (ressources et capacités) à « faire
face » aux normes de gestion et de consommation productive requises pour
répondre in fine aux exigences des marchés financiers.
En somme, nous serions en droit de penser que cette
dynamique infernale « déterritorialisation _ subsomption » impulsée par la
Finance, a pour effet d’engendrer une impossibilité pratique pour les
institutions du salariat de protéger les individus en leur garantissant les
moyens d’organiser et de réguler par eux-mêmes les conditions sociales de leur
propre existence. Tout se passe en fait comme si la société salariale, face
à cette dynamique, avait perdu la maîtrise des conditions politique et
matérielle d’organisation de son propre développement. Les dispositifs
juridiques, politiques et institutionnels qui lui étaient donnés d’actionner ne
suffisent plus aujourd’hui pour porter, encore moins promouvoir, les valeurs de
progrès, de justice sociale, de solidarité qui ont fait les beaux jours des
Trente Glorieuse.
Impuissant, neutralisé, le salariat n’est plus en mesure
de jouer le rôle de « contre-pouvoir » comme ce fut le cas par le passé. Car la
subordination des individus a profondément changé. Le régime de mobilisation
des individus dans le travail n’est plus aussi coercitif que du temps du
fordisme. Les individus sont désormais livrés à eux-mêmes face au capital
social global. Le pouvoir économique est dès lors plus diffus, moins
identifiable. Les rapports de force et la conflictualité sociale qui
constituaient le coeur de la vie démocratique ne portent plus et la « mécanique
égalitaire » construite sur la redistribution et le Welfare est grippée. C’est
en somme tout le « tissu biopolitique » du Commun qui se trouve être mis à
l’épreuve.
3. « Instituer le Commun » : Pourquoi ? Comment ?
Nous sommes bien conscient de ce que l’expression «
Instituer le Commun » a d’effrayant. On n’« institue » pas les pratiques, les
représentations... qui font la vie sociale ! Mais le Commun n’est pas la
Société à strictement parler. Le Commun, c’est la participation de chacun à
la vie de tous et c’est aussi le fait que la vie de chacun, dépendant de
tous, ne dépend de personne en particulier. Là résident selon nous toute la
puissance créatrice et subversive du Commun mais aussi toute sa vulnérabilité
face au capital social global.
Le Commun n’est rien sans la liberté de circuler et
d’agir de ses membres, l’un n’allant pas sans l’autre. Mais cette liberté (ou
plus exactement, ces libertés) vaut aussi production de subjectivités dans un
rapport à l’autre totalement « ouvert », aléatoire et indéterminé
politiquement. Là réside toute la fragilité du Commun. Cette « ouverture à
l’autre » serait en quelque sorte le talon d’Achille du Commun, la « porte
d’entrée » que les capitaux ne se sont jamais privés de franchir pour tenter de
contrôler les ressources et les capacités qui le déterminent[10]. Sur
ces bases, « Instituer le Commun » renverrait à l’idée de donner au Commun un
socle juridique qui le protège d’une certaine forme de prédation et qui
garantisse à ses membres les moyens de vivre et d’organiser librement leurs
propres conditions sociales d’existence.
Dès lors, des réflexions menées au point 2, on se
risquera à tirer deux principaux enseignements au plan politique :
- Contre les risques de déprise ou de dépossession
associés au phénomène de « déterritorialisation », il serait nécessaire de
garantir à chacun un « droit au Commun » dont on pourrait imaginer qu’il
recouvre un revenu social garanti et l’accès à un ensemble de « biens
fondamentaux » qui ne se limiterait pas aux biens de première nécessité.
- Contre les effets délétères d’un réagencement permanent
des pratiques et des relations sociales imposées in fine par la Finance
et la circulation du capital, il conviendrait de donner au Commun les bases
d’une personnalité juridique qui confère à ses membres les moyens directs de «
s’opposer à » ou « d’agir contre », au nom d’un droit (biopolitique) à la
différence.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ces directions d’analyse
pourraient bien constituer la trame d’une histoire du Commun (qui reste à
écrire). On le sait, « 1968 » a représenté en France et partout ailleurs un
temps fort de cette histoire, faisant ressortir au grand jour toute la
puissance créatrice d’une subjectivité longtemps tenue sous le boisseau. Plus
près de nous, la révolte des banlieues (2005 en France) et la prolifération des
actions de « guérilla urbaines » ont également montré combien ce combat, en
quelques décennies, s’est radicalisé par suite d’un creusement sans précédent
des inégalités de conditions entre les populations habitant les quartiers des
grandes métropoles.
Plus fondamentalement, la question d’ « instituer le
Commun » que nous posons aujourd’hui dans une certaine urgence, repose sur le
constat d’une impuissance des Etats à formuler des compromis socio-politiques
capables de jeter les bases d’une organisation et d’un mode de fonctionnement
autonome du Commun. En effet, force est de constater qu’aucune avancée n’a pu
être observée en ce domaine. Aux Etats-Unis, la proposition formulée par B.
Obama d’un « green capitalism » en contrepartie d’un retour de l’Etat
fédéral dans le champ des droits et de la protection sociale (Santé,
avortement..) n’a pas résisté aux forces conservatrices de la Finance
(assurances) et du Pétrole. En Europe, le consensus des 27 qui s’était dégagé
autour de la Stratégie de Lisbonne pour le développement d’un « knowledge
capitalism » assorti d’une série d’aménagements institutionnels annonçant
la flexisecurité a également fait long feu.
Certes, ces compromis peuvent toujours être discutés à
l’aune des mesures de politique économique sous-jacentes et des conditions qui
président à leurs mises en oeuvre. Mais au-delà, l’échec des gouvernements à
faire émerger une société post-raciale d’un côté et post-nationale de l’autre
doit beaucoup au jeu même des institutions. En d’autres termes, tout se passe
comme si le Commun était hors d’atteinte par les voies traditionnelles des
partis politiques, des élections et de la démocratie représentative. C’est dans
cette perspective, croyons-nous, que les travaux d’A. Sen, notamment sur la
question des libertés réelles des individus et de leur articulation à la
démocratie, et ceux de P. Rosanvallon sur la « contre-démocratie » peuvent être
utiles pour réfléchir à la manière d’adosser au Commun une base
institutionnelle qui lui confère une forme d’autogouvernement des hommes.
Pour ces auteurs, la (contre)-démocratie ne peut-être
totalement assimilée à une procédure de vote, ni a fortiori, à un régime de la
décision. Pour A. Sen, la démocratie se définit en termes de « débat public »
et se construit directement à partir des capabilities (ou des libertés réelles)
mobilisées dans le jeu d’échanges ou d’interactions pour l’élaboration de
normes, de valeurs ou de décisions collectives. Pour P. Rosanvallon, la «
contre-démocratie » résulte d’un ensemble de pratiques de surveillance,
d’empêchements, de jugements à travers lesquels la société civile fait
l’expérience de son rôle de contre-pouvoir. Il y a peut-être là, et dans bien
d’autres travaux, quelques pistes qui, sur un plan théorique, historique et
politique, pourraient nous éclairer sur les conditions d’émergence d’une
institutionnalisation du Commun et qui, nous l’espérons, contribueront à leur
manière à démentir ce constat d’un Commun assimilé, toujours et encore, à « un
lieu de non-droit » (A. Négri).
Notes
[1] Ce texte n’est
qu’une réflexion menée à voix haute, hésitante et toute provisoire, pour
essayer d’approcher la question du Commun dans une perspective d’ « économie
politique ». Toutes critiques et suggestions sont les bienvenues.
[2] Nous la
récusons s’il s’agit de souligner le caractère « abstrait » ou « improbable »
de la notion. Sous cet angle, cette critique rejoint celle devenue classique
dans les milieux académiques pour souligner que s’il n’existe pas de « terrains
» ou « d’appareillage statistique » qui justifient/valident le bien fondé des
notions mobilisée et/ou hypothèses avancées, alors cette théorie n’est pas de
la science, mais spéculation ou idéologie pure. Le problème est que dans
l’élaboration de la notion elle-même, il n’y a ni science ni idéologie, mais
une pratique qui expérimente, qui se cherche au regard d’un point de vue sur le
monde toujours en évolution, jamais stabilisé ; une pratique qui va enquêter et
recueillir des matériaux là où elle peut, pour nourrir ses intuitions, élaborer
ses concepts.
[3] A vrai dire,
cette transposition est dévastatrice au plan intellectuel et politique. Elle
laisse entendre : 1/ Que le Commun et le concept de force de travail ne font
qu’un 2/ Que le lieu de création de la valeur et de la plus value,
l’entreprise, reste adéquat et incidemment, que seul le capital productif en
aurait le monopole d’exploitation. 3/ Que l’exploitation du Commun relèverait
d’une même logique de subordination (subsomption) que celle qui prévaut pour
exploiter la force de travail individuelle... Bref rien ne neuf sous le soleil
( !) et nous serions bien « naïf » (voire coupable) de croire qu’il pourrait en
être autrement. Inutile de dire que le Commun sort meurtri de cette approche
théorique !
[4] Dans une
perspective à la Putnam ou à la Becker, le Commun n’est jamais d’ailleurs
qu’une fraction de capital social considéré comme la source d’un ensemble de
qualités ou d’aptitudes possédées par les individus et qui les rendraient plus
ouverts et disponibles aux valeurs et aux réalités des pratiques de l’économie
de marché.
[5] Bien au
contraire d’ailleurs ! Les entreprises sont les premières à dénoncer les coûts
sociaux de l’organisation et de fonctionnement de la vie sociale et collective.
[6] Notons au
passage que cette dynamique conduit à un changement complet de référentiel au
niveau du temps et incidemment du point de vue de la théorie de la valeur.
Cette norme, fondée sur une temporalité déconnectée du travail direct et
immédiat, renvoie à ce que Marx dénomme au Livre II du Capital (Ch. VIII,
section 2), la durée de l’acte de production, durée qu’il décompose en
trois rubriques :
- la période de travail, ou le nombre de journées
de travail ininterrompues mises bout à bout pour la fabrication d’un produit
déterminé,
- la durée pendant laquelle le procès de travail est maintenu
en activité,
- le temps de vente et le temps d’achat, temps renvoyant
respectivement à la durée d’acheminement des produits sur les marchés et
à la durée de reconversion du capital argent des entreprises en éléments
du capital productif (force de travail, biens d’équipement).
[7] Si nous avions
continué de filer notre métaphore, nous aurions volontiers employé le terme de
« sustentation » à la place de « subsomption ». En aéronautique, la
sustentation est la force qui maintient dans les airs un aéroplane. Comparé à «
subsomption », le terme « sustentation » présente l’avantage de faire
clairement ressortir l’idée que le capitalisme, sous l’impulsion de la Finance,
se cherche un nouveau plan d’immanence pour rétablir les conditions nouvelles
de mise en valeur des capitaux individuels. C’est dans cette perspective que
nous pourrions parler de transition d’un capitalisme industriel vers un
capitalisme cognitif (voir les travaux de C. Vercellonne, B. Paulré, Y.M.
Boutang).
[8] On trouve
également chez A. Giddens, dans « Conséquences de la modernité » une vue
pénétrante de ce phénomène de « déterritorialisation » : « Par dé-localisation,
j’entends l’extraction des relations sociales des contextes locaux
d’interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels
indéfinis » (p.30).
[9] Ce point
pourrait être davantage développé, en particulier sur la question des
incitations monétaires. En effet, la dépendance monétaire, dans cette approche,
ne viendrait pas de ce que les individus, travailleurs, salariés, serait en
pénurie ou manque d’agent, mais plutôt qu’ils n’en gagneraient pas assez.
[10] Nous retrouvons
ici la question politique centrale des enclosures (voir notamment sur ce point
Y.M. Boutang)
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