dimanche 8 mai 2011

Contribution de Philippe Aigrain pour la séance du 11 mai

Il y a près de 40 ans, Noam Chomski et Michel Foucault débattaient devant les étudiants de l’Ecole Supérieure de Technologie d’Eindhoven aux Pays-Bas sur le thème “De la nature humaine, justice versus pouvoir”. Voici un extrait légérement remanié pour les besoins de mon exposé de ce qu’y disait Noam Chomski (Chomski and Foucault, 1971, édition française de 2006, p. 51)    :

Un système fédéré, décentralisé de libres associations, incorporant des institutions économiques et sociales [... me parait être] la forme appropriée d’organisation sociale pour une société technologiquement avancée. [...] Aucune nécessité sociale n’exige plus que les êtres humains soient traités comme les maillons de la chaîne de production  ; nous devons vaincre cela par une société de liberté et de libre association, où la pulsion créatrice inhérente de la nature humaine pourra se réaliser pleinement de la façon qu’elle le décidera.

La plupart des auditeurs et lecteurs européens de l’époque saluaient la finesse corrosive de Foucault “qui ne s’y laissait pas prendre”, décryptant les constructions sociales derrière l’invocation de la nature humaine, et les jeux de pouvoir derrière l’espoir constructif. Chomski faisait figure de naïf. Or voilà qu’aujourd’hui, son intuition de la capacitation humaine saute aux yeux des humanistes numériques que nous sommes devenus. Je vous propose de prêter attention à ces institutions économiques et sociales, dont Chomski, avant qu’existent la micro-informatique et Internet, nous affirmait qu’elles étaient nécessaires à un système fédéré de libres associations, et de nous demander quel rôle les institutions politiques au sens large peuvent ou doivent jouer à leur égard.

Je suggère de prendre en compte deux types de défis pour l’échelle et la soutenabilité pour activités coopératives en réseau, l’un de nature interne, portant sur leur organisation, et l’autre externe, portant sur l’articulation entre l’économie et les communs.


1.  Individus, collectifs et écosystèmes informationnels

Avant même que Yochai Benkler ne formalise le concept de production informationnelle par les pairs sur la base des communs (Benkler, 2002), la plupart des travaux sur sa soutenabilité se sont centrés sur le mode de fonctionnement de quelques grands projets mobilisant de nombreux contributeurs (le noyau Linux, Apache, Wikipedia). Cela a entraîné une erreur de perspective, où l’attention à la soutenabilité d’un projet masque les enjeux de la soutenabilité d’une grande multiplicité de projets individuels et de l’écosystème qu’ils forment. 80% des projets de logiciels libres n’ont qu’un développeur unique. La coopération s’effectue au moins autant entre projets qu’à l’intérieur de l’un d’entre eux. De même, un article de l’encyclopédie Wikipedia n’a en général qu’un tout petit nombre d’auteurs-contributeurs, mais c’est l’ensemble de l’encyclopédie qui fait l’objet de règles de gouvernance. C’est au niveau de l’écosystème d’ensemble ou de macro-projets fédérant des efforts que se construit la coopération sur la base des communs, au moins autant que dans un projet donné.

Sur la base de travaux de Clay Shirky (Shirky, 2003), j’ai tenté d’identifier les transformations essentielles qui caractérisent la production informationnelle sur la base des communs du point de vue de son organisation et de sa gouvernance (Aigrain, 2003). L’élément clé est la disjonction relative entre les choix organisationnels pour un projet donné et les droits et libertés dans l’écosystème d’ensemble. Contrairement à la vision simpliste promue par Eric Raymond (Raymond, 2000), il existe une très grande diversité de choix d’organisation dans les projets individuels    : on y trouve aussi bien des modes d’organisation hiérarchisés que des modes d’organisation de coopération horizontale. Ensuite, même dans ce dernier cas, les projets ou macro-projets qui fonctionnent se dotent de ce que Clay Shirky a appellé des constitutions (le point de vue de neutralité dans Wikipedia), de dispositifs techniques et d’institutions sociales de gouvernance.

A un niveau plus macroscopique, il existe également des conditions nécessaires à la coopération informationnelle. Il s’agit bien sûr de l’infrastructure technique des communs (l’existence d’une informatique libre et ouverte, l’internet et sa neutralité, une infrastructure de connaissances librement réutilisables) mais aussi de conditions plus sociales. La civilité numérique ne résulte pas de la seule bonne volonté des contributeurs ou de leur générosité, elle est construite techniquement, politiquement et philosophiquement. C’est ce que Milad Doueihi s’efforce de formaliser dans la notion d’humanisme numérique (Doueihi, 2009) et qu’il caractérise par trois éléments    : des capacités de chacun qui relèvent d’une literacy au sens anglo-saxon plus vaste que l’alphabétisation, des cultures numériques construites et partagées et surtout une tolérance à l’imperfection de l’état du savoir et des outils s’accompagnant de l’effort constant de les parfaire autant que se peut. La construction de cet environnement relève de l’éducation, de la recherche et des politiques culturelles au sens large.

Mais revenons à la soutenabilité de la production informationnelle au sens strict. On peut y identifier 3 défis   : celui de la capacité globale des individus à contribuer, celui des ressources rares nécessaires au bon fonctionnement des projets et organisations, et enfin celui de la diffusion sociale des produits.
On a souvent souligné que si le temps d’un individu est rare, celui de l’ensemble des individus ne l’est pas, ce dont témoigne l’abondance des créations, expressions publiques et innovations. Cet optimisme, fondé également sur la libération d’une partie du temps accaparé par la télévision, doit cependant est revisité. Dans Cause commune (Aigrain, 2005), j’ai souligné que l’organisation sociale du temps, l’assignation au travail et à la consommation, les inégalités considérables à l’égard du temps (notamment celles entre genres soulignées par Dominique Méda), les offensives de la culture managériale pour éradiquer les niches de liberté d’usage du temps et la haine du partage du travail pouvaient créer, si ce n’est une rareté du temps humain disponible, à tout le moins une très mauvaise répartition sociale de ce temps. J’appelais donc à un mouvement politique d’émancipation du temps. Ces idées ont été récemment développées de façon beaucoup plus concrète par Juliet Schor dans son ouvrage Plenitude (Schor, 2010).

Même lorsque le temps global disponible est abondant, celui nécessaire à certaines fonctions peut être rare. Les études conduites notamment par Rishab Ghosh (par exemple Ghosh, 2005) ont montré qu’il est possible d’effectuer des contributions significatives à la production informationnelle sur la base des communs à raison d’une heure par semaine. Mais ceci prend place dans un contexte où un tout petit nombre de contributeurs consacre un temps considérable (plusieurs dizaines d’heures par semaine) aux projets ou organisations correspondantes, au moins pendant une certaine période (de quelques mois à quelques années). Ces personnes constituent à l’égard de l’écosystème informationnel des ressources rares, et la quête des moyens de multiplier leur nombre et d’assurer leur disponibilité est une exploration inachevée. Le mécénat, les fondations ou les financements participatifs y contribuent, mais le passage à l’échelle d’une production informationnelle hors marché généralisée reste incertain.

Enfin, même en présence d’une production réussie, les effets de réseaux et de positions acquises, la puissance des acteurs du capitalisme informationnel propriétaire liée aux profits très élevés générés par leurs monopoles, l’organisation d’une évolution permanente des produits technologiques souvent sans lien avec des bénéfices fonctionnels, parviennent à freiner durablement l’appropriation des outils et pratiques de la coopération informationnelle. Le difficile compromis entre la recherche bien naturelle de la commodité d’usage immédiate et la problématisation des technologies nécessaire à la maîtrise sociale de leur développement est encore mal géré. Le développement des réseaux sociaux centralisés, des sites centralisés d’hébergement et de streaming et celui des smartphones et de leurs AppStores sont des exemples récents d’aiguillage peu satisfaisant de notre écosystème informationnel.

Je vous propose maintenant de quitter le point de vue interne et d’aborder brièvement la question de l’articulation des communs informationnels avec l’économie monétaire qui continue à dominer l’accès aux ressources matérielles et une large part de l’usage du temps.

2.  L’articulation entre communs et économie

La soutenabilité économique des communs se discute à plusieurs niveaux   : la disponibilité des infrastructures nécessaires à leur existence, la capacité des individus à y contribuer, et la soutenabilité de l’économie dans un monde où les communs occupent une place étendue. Chacun de ces niveaux doit être appréhendé de façon dynamique.

Les infrastructures nécessaires aux communs informationnels ont une caractéristique peu présente dans les réseaux physiques (transports, énergie, eau)   : au-delà des classiques débats sur les rôles respectifs de la puissance publique et des acteurs privés, l’hypothèse d’un rôle direct des individus dans la fourniture d’infrastructures complémentaires ou alternatives y est crédible. Les réseaux citoyens mutualisés pour le wifi fonctionnent à grande échelle principalement lorsque des collectivités territoriales en ont organisé la mutualisation, comme à Turku en Finlande, et ont prévenu la fragmentation de la mutualisation lorsque celle-ci est organisée par les fournisseurs d’accès. Des projets comme la Freedom Box Foundation lancée par Eben Moglen illustrent visent la construction d’une infrastructure sociétale plus ambitieuse, capable de résister à une volonté de contrôle destructif de l’internet neutre et ouvert, et susceptible de doter les individus de la capacité d’héberger ou mutualiser serveurs et services. Les débats portant sur les infrastructures sont essentiellement réglementaires (neutralité du Net, protection de la liberté de communication contre la volonté de contrôle des Etats et des acteurs industriels). Il n’y a pas de questionnement de fond sur la soutenabilité économique des infrastructures elles-mêmes    : même le cablage complet en fibre optique et la montée en débit pour faire face à la croissance continue du traffic ne posent pas de problème essentiel, sauf lorsque la rareté est volontairement organisée pour les besoins de modèles commerciaux. Les problèmes de couverture territoriale pour les zones peu denses demandent une action politique et une péréquation économique, mais l’ampleur des défis est très limitée en comparaison de ressources comme l’énergie ou l’eau.

C’est sur le plan de la capacité des individus à contribuer aux communs et de l’impact des communs informationnels sur l’économie monétaire que les débats sont plus complexes. Pour contribuer aux communs les individus ont besoin de temps libre et de pouvoir acquérir ou construire des capacités sans cesse accrues. Il est souhaitable que ces capacités soient distribuées de façon à former un continuum qui rend possible la progression de chacun. Lorsque nous envisageons des domaines concrets, ces besoins se traduisent de façon très différente selon la nature de ces communs. Dans certains cas assurer l’existence d’un temps libre d’individus dotés de capacités de base peut sembler y suffire, au moins dans un premier temps (expression publique citoyenne par exemple), dans d’autres cas, il faut permettre des investissements collectifs ou significatifs (communs d’innovation ou certains communs culturels). Les besoins de la gouvernance des communs sont non moins différents. La recherche scientifique ne se gouverne pas avec les mêmes critères de qualité, les mêmes besoins d’indépendance et d’interaction avec la société qu’une communauté artistique. La détermination des buts ou les filtres de qualité ne sont pas les mêmes pour les médias d’information que pour l’innovation pharmaceutique ou agro-alimentaire.

Enfin, les interactions macroscopiques entre communs et économie monétaire donnent lieu à des analyses divergentes au sein même des promoteurs des communs. Commençons par l’exemple de l’impact du partage d’oeuvres numériques entre individus (autorisé ou non) sur l’économie culturelle qui a donné lieu à de nombreux travaux. On a aujourd’hui une idée assez précise de ce que l’impact sur l’économie sectorielle d’ensemble est légèrement positif, et que même dans le champ étroit des industries culturelles d’édition centralisée, l’impact est faiblement négatif ou nul. Voilà un enseignement qui suffit à réfuter les arguments de ceux qui veulent éradiquer le partage, mais qui ne tranche pas la question des conditions dans lesquelles l’économie peut ou non accompagner la croissance des communs et de la capacité de chacun à y contribuer. En effet, dans le même temps, le nombre de ceux qui s’engagent dans des activités culturelles ou expressives numériques croit de façon très rapide    : 15% des européens de plus de 15 ans (EU-27) produisaient en 2007 des contenus partagés sur internet. Parmi eux, le nombre de ceux qui souhaitent y investir de façon poussée est lui même en forte croissance et dépasse largement le nombre des professionnels de la culture et des médias.

Je vous propose, non pas pour conclure, mais pour un ouvrir la discussion, un tableau volontairement schématique en distinguant pour structurer la discussion trois positions   : la vision optimiste d’une synergie entre communs et de nouvelles formes d’activités économiques, le recours à une solution structurante majeure de type revenu minimum d’existence, et enfin l’approche boîte à outils faisant une place spécifique à divers modèles de mutualisation spécialisés.

Le développement des communs d’information et de connaissances ouvre la perspective d’une immense sphère d’activités hors marché, y compris pour certaines activités qui étaient préalablement marchandes. Ce développement dégonfle également une économie informationnelle largement fictive qui repose ou reposait sur la monopolisation de ressources informationnelles précieuses. De nouvelles activités économiques sont évidemment permises par le développement des communs, que ce soit pour leur fournir des services ou pour en valoriser les externalités positives. Le bilan de cette démonétisation d’un côté et croissance d’un autre côté est incertain, notamment lors d’une phase de transition brutale comme celle que nous traversons. La vision optimiste défendue par Lawrence Lessig dans son modèle de l’économie hybride Lessig (2008) contourne la question de la soutenabilité sociale des communs. L’approche de Yann Moulier-Boutang est en quelque sorte une combinaison d’une version raisonnée de cet optimisme et d’une prise en compte du besoin d’un dispositif macroscopique de justice distributive et de libération du temps des individus comme le revenu social garanti Moulier-Boutang (2007, deuxième édition, et mes commentaires en postface). Une troisième école regroupe les tenants d’une diversité de mécanismes de couplage entre économie et communs reposant sur divers modèles de mutualisation. James Love de Knowledge Ecology International en a été un initiateur essentiel et je me situe dans cette lignée.

Pour conclure cette fois, mon sentiment est que d’assurer les conditions d’existence de la contribution aux communs par des prélévements sur l’économie marchande peut être problématique. Je comprend donc qu’il soit tentant, de construire à terme un financement autonome des activités correspondantes, qui peut être vu comme une création de monnaie affectée à l’enrichissement des communs. Cependant, les difficultés de mise en place de cette approche peuvent justifier de s’en approcher par des financements contributifs spécialisés pour un type de communs, alimentés par l’impôt dans certains cas et par la mutualisation obligatoire (contribution établie par la loi mais gérée par les contributeurs). Ces mécanismes permettent le passage à l’échelle de la mutualisation colontaire qui connait un développement prometteur. Les formes de gouvernance et de distribution des différents mécanismes peuvent alors s’adapter aux besoins spécifiques des divers communs d’information et de connaissances. Une approche de ce type permet également d’explorer dans un cadre rigoureux et empirique les questions de justice distributive et d’évitement de la capture spéculative.


Références

(Aigrain, 2003) Philippe Aigrain. The individual and the collective in open information communities. In Conférence invitée à la 16th Bled Electronic Commerce Conference, Bled, Slovénie, 2003. Extended abstract at http  ://paigrain.debatpublic.net/docs/icoic.html.
(Aigrain, 2005) Philippe Aigrain. Cause commune  : l’information entre bien commun et propriété. Fayard, Paris, 2005. ISBN 2-212-62305-8.
(Aigrain, 2010) Philippe Aigrain. Declouding freedom  : reclaiming servers, services and data. 2010 edition of the 2020 FLOSS Roadmap, https  ://flossroadmap.co-ment.com/text/NUFVxf6wwK2/view/, septembre 2010.
(Benkler, 2002) Yochai Benkler. Coase’s penguin, or Linux and the nature of the firm. Yale Law Journal, 4, juin 2002. accessible à http  ://www.benkler.org/CoasesPenguin.PDF.
(Chomski et Foucault, 1971) Noam Chomski and Michel Foucault. Sur la nature humaine. Editions Aden, 1971, édition française de 2006.
(Doueihi, 2009) Milad Doueihi. Pour un humanisme numérique. Compte-rendu du séminaire Sens public de la MSH Paris Nord en coopération avec l’INHA-Invisu, http  ://www.seminaire.sens-public.org/spip.php? article2, 17 décembre 2009.
(Ghosh, 2005) Rishab  A. Ghosh. Understanding free software developers  : Findings from the FLOSS study. http  ://flossproject.org/papers/ghosh-2005.pdf, 2005.
(Lessig, 2008) Lawrence Lessig. REMIX   : Making art and commerce thrive in the hybrid economy. The Penguin Press, 2008. ISBN = 978-1-59420-172-1.
(Moulier-Boutang, 2007) Yann Moulier-Boutang. Le capitalisme cognitif   : La nouvelle grande transformation. Editions Amsterdam, 2007, deuxième édition.
(Raymond, 2000) Eric Raymond. The cathedral and the bazaar. http  ://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download? doi=10.1.1.120.4974&rep=rep1&type=pdf, August 2000. version 3 of the book published in 1999.
(Schor, 2010) Juliet  B. Schor. Plenitude  : The New Economics of True Wealth. Penguin Press, May 2010. ISBN  : 978-1594202544.
(Shirky, 2003) Clay Shirky. Social software and the politics of groups. http  ://shirky.com/writings/group\s\do5(p)olitics.html, March 2003.

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