lundi 4 avril 2011

Contribution de Paolo Napoli pour la séance du 6 avril

L’histoire du droit et le commun. Quelques éléments de réflexion

Je voudrais vous proposer une série de considérations sur la manière dont on pourrait essayer de penser le droit du commun en valorisant des aspects qui appartiennent à l’histoire du droit  occidental. J’articulerai ce propos sur deux mouvements : le premier concerne le choix du terrain et des précédents historiques propices à la justification d’un droit du commun ; le second cherchera de développer les résultats du premier mouvement.

Premier mouvement : de quelle histoire juridique doit-il  se doter le commun ?

Je suis sensible à l’invitation de Toni qui me suggérait de m’arrêter sur les « usages » du droit. Peut-être parce que le fait de se saisir d’un objet par l’usage ce serait une manière de « prendre les choses par le milieu », pour employer une expression chère au portrait de Foucault brossé par Deleuze. Certes cela aiderait à contourner les oppositions binaires « droit privé- droit public », « gouvernants-gouvernés », « propriétaires titulaires-multitudes  sans qualification»,  etc. Je crois qu’avant de prendre une position sur le fond des usages possibles ou concrètement opératoires du droit du commun – ce que peut faire quelqu’un placé  qui est mieux que moi comme Ugo Mattei – il ne serait pas inutile de s’interroger sur un usage primaire, voire primordiale qui est l’usage de l’histoire du droit.


Difficilement un discours sur le rapport entre le droit et le commun pourrait renoncer à la définition préalable de la base historique, en tant que condition d’immanence, dans laquelle il s’agit d’inscrire un propos théorique, une revendication politique ou, plus simplement, un diagnostic du présent. On part toujours de la quête des bons « pères » qui assurent les matrices théoriques appropriées au propos qu’on veut soutenir. Cela vaut pour la légitimité historico-philosophique du commun comme pour son inscription dans des modèles relevant de l’histoire du droit. Un discours juridique du commun doit alors s’assurer de la disponibilité de son propre archive, qui, comme le rappelle Foucault dans L’archéologie du savoir, fonctionne moins comme un contenant de documents que comme un « système générale de la formation et de la transformation des énoncés ». S’ouvrir l’accès à son propre archive signifie d'emblée nier le postulat herméneutique selon lequel chaque prise de parole serait déjà située dans un horizon de sens l’orientant à la fois vers l’analyse et, éventuellement, la transformation du monde. Au contraire il s’agit de rappeler que le premier usage, l’usage des tous les usages, se réalise dans l’attribution constitutive au commun de sa propre histoire juridique, car cette opération représente à elle seule l’enjeu d’une bataille pratico-discoursive fondamentale. Le récit de l’histoire du droit relève moins de la connaissance du passé que d’une stratégie politique en fonction du présent, de sorte qu’au fait de dire l’histoire correspond, ipso facto, une position antagoniste dans l’actualité. L’écart métaphysique entre représentation et action disparaît ainsi que l’obstacle à la possibilité que l’histoire devienne contemporaine à soi-même. Il faut le dire sans rougir et sans la crainte de déplaire aux défenseurs de l’empiricité  dure et pure : dès Thucydide, on ne parle pas d’un lieu neutre, l’usage publique de l’histoire recoupe la constitution politique de son propre archive[1]. Grâce à une telle opération pratico-théorique, qui consiste à dire la-les vérités du passé et occuper ainsi une position stratégique décisive, le « commun » peut se doter de son chiffre d’immanence juridique. Foucault l’a montré clairement dans son analyse de l’historicisme politique : l’histoire, on ne la subit pas, mais on la construit comme une arme de lutte. C’est la conquête pour l’ontologie et, comme telle, elle devance toute autre conquête du commun.



Il serait facile, voire banale, de reconnaître que le commun possède de toute évidence sa propre collocation dans la chronologie du droit occidental, comme le montre la cristallisation du syntagme « droit commun » (ius commune) depuis le Moyen Age. Et que le commun du XXI siècle pourrait trouver des points d’ancrage assez séduisants dans l’image, loin d’être immune de distorsions idéologiques, du ius inventum médiéval, à savoir d’un droit qui se créait d’une manière horizontale dans l’espace laissé vide par l’absence de l’Etat et d’un droit positif (ius positum). On pourrait toujours réactiver cette expérience pour légitimer et construire, à l’heure actuelle, un droit du commun qui dépasse la summa divisio droit public-droit privé. Or, indépendamment du fait qu’un droit « public » se donnait aussi  avant la constitution de l’Etat, le repêchage du ius commune comme précédent analogique de la globalisation souffre de la même illusion trompeuse selon laquelle les juristes artisans de la renaissance du droit romain au XII siècle auraient envisagé aussi, par cette redécouverte, la renaissance de l’empire. Les historiens du droit médiéval ont depuis longtemps démoli la fausse symétrie entre la récupération des techniques juridiques romaines à partir du XII siècle et l’idée consubstantielle d’une renaissance de la forme politique impériale. Ce constat nous permet plus en général de rappeler que les techniques juridiques ne reflètent pas un point de vue idéologique prédéterminé. Elles sont vides de sens en elles-mêmes et donc disponibles à des emplois multiples, qui sont irréductibles aux exigences d’une classe ou d’une assise particulière des rapports de production matérielle. Je crois que nous avons tout l’intérêt à dépasser l’approche d’un marxisme juridique dogmatique et restituer aux montages du droit leur autonomie praxéologique. Le matérialisme de la première thèse sur Feurbach n’exclut pas le droit comme mode de faire propre au travail des juristes et des acteurs s’emparant des techniques ainsi produites. Cette pratique tient précisément à la sphère de la praxis qui ne se laisse pas réduire au simple stade d’« objet » de la réflexion, sa vocation restant toujours  celle d’une « activité sensible humaine » dotée, pour cette raison, d’une véritable fonction « subjective ». En tant que praxis qui est d’emblée pensée en elle-même  et non pas comme moment réfléchi de l’idée, les opérations du droit remplissent à plein titre les conditions d’une approche matérialiste de la réalité. En définitive, les instruments du droit ne sont que des « armes » maniables dans des directions différentes, sans un telos intrinsèque qui les oriente vers un objectif exclusif. C’est leur force « technique » qu’en favorise un usage potentiellement « apatride » et délié de l’appartenance à un système de production bien précis. (Par exemple, l’intérêt de Lénine pour la méthode « scientifique » de Taylor n’est pas un mystère, ainsi que pour l’outillage réglementaire appliqué aux ateliers : ces techniques auraient pu se mettre au service de la cause socialiste, en se tournant ainsi contre le système qui l’avait engendré[2]). Les techniques du droit constituent à la fois des produits et des ressources de savoir-faire dont les sujets les plus distants, spatialement et idéologiquement, pourraient se servir pour réaliser les objectifs les plus disparates. Ce qui par ailleurs n’exclue pas le problème de leur contextualisation, avec les résistances matérielles, sociales et culturelles que tout milieu peut opposer à l’hégémonie des moyens et à l’autosuffisance de la rationalité instrumentale. Mais ces moyens, il ne faut pas les considérer comme un détour qui mystifie les énergies spontanées du réel et de ses besoins. Le droit est bien plus qu’une altération idéologique des faits (Pašukanis), car ses techniques structurent le plan d’immanence sur lequel s’organise la praxis en tant que création innovatrice (fictio legis). Le plan d’immanence relève ainsi d’une seconde nature à laquelle participent aussi les techniques du droit. Celles-ci peuvent faire l‘objet d’un travail (vif) de réappropriation et de transformation dans les dynamiques historiques et échappent, de ce fait, à l’identification avec la physionomie précise d’un pouvoir socio-politique centré autour du sujet propriétaire. Si les concepts juridiques peuvent traduire, comme le disait Pašukanis rappelé par Negri et Hardt, la logique d’une société qui produit des marchandises, il ne faut pas pourtant oublier que le droit, dès qu’il formalise et décrit les objet dans le langage de l’abstraction, opère avant tout comme pratique qui constitue ces objets dans le réel. Autrement dit, l’abstraction juridique est un attribut essentiel de l’immanence, si celle-ci désigne non pas un état mais les opérations par lesquelles les sociétés neutralisent le conditionnement de la nature.       

A la lumière de ces prémisses, je voudrais aborder la détermination de l’histoire juridique du commun à partir d’un enjeu que depuis les années 1990 a alimenté une stratégie bien précise : l’usage du droit romain dans le contexte de la globalisation du droit. Je ne dis pas que c’est la seule option historique possible ; je me limite à prendre acte qu’il s’agit de l’offensive majeure qui s’est imposée afin de faire fonctionner le passé dans la condition présente du droit. Voilà le premier niveau de l’usage du droit dans le commun à l’heure actuelle : quel type de rapport faut il instaurer avec le patrimoine de rationalité pratique véhiculé par l’héritage du Corpus Juris de Justinien ? Sous quelle forme peut-on envisager le réappropriation de ces techniques dans une généalogie juridique du commun ? Autrement dit, comment se constituer la condition historique pour articuler un discours sur le commun si la base réelle, à savoir la grammaire pratico-discoursive des acteurs, savants et profanes, se définit à partir du droit romain ?
Pour aller vite, et en sachant qu’on néglige des pans entiers de l’historiographie juridique, je crois que deux attitudes fondamentalement opposées peuvent se confronter dans cet usage du droit romain. Se réclamer de l’une ou de l’autre n’est pas indifférent quant à la possibilité de penser le droit et le commun à l’heure actuelle. La première attitude est massive et s’en remet à la tradition la plus impérialiste de la science juridique privatiste du XIX siècle : le pandectisme. La seconde approche au droit romain est décidément rare, voire unique, et pourtant ses résultats sont bien plus intéressants pour les sorts juridiques du commun qui nous intéressent ici.

a) Ius commune europaeum

Dans les sillons du grand projet esquissé par Savigny au XIX siècle, nous trouvons la réactivation de l’entreprise pandectiste d’un usus modernus pandectarum, entreprise aujourd’hui adaptée au contexte de la globalisation, selon un ligne de continuité atemporelle assurée par la réduction du droit romain à une série de dogmes. La thèse à la base de cette vision è désormais galvaudée: la rationalisation formelle des institutions juridiques romaines a atteint un niveau d’abstraction telle qu’il suffit de la transposer, grâce à la haute médiation des juristes, dans le contextes de nos différents systèmes juridiques pour trouver les moyens adéquats à la solution de toute controverse légale. Ainsi, la continuité subjacente entre une expérience du passé et les formes du présent s’appuierait sur la durée tenace de principes anciens, mais remaquillés par l’imagination inépuisable des savants du droit. Comme on peut le lire, à titre d’exemple, chez R. Zimmermann, les représentant le plus connu de cette orientation véritablement historicide, « que les contrats fondés sur rien d’autre que le consentement informel aient, de norme, une force contraignante, c’est un principe aujourd’hui reconnu par tous les systèmes européens occidentaux. Comme dans bien d’autres cas, il s’agit d’un principe latent du droit européen des contrats … c’est du droit romain revêtu par des parures modernes »[3].  Le résultat serait aussi celui d’une recomposition de l’idée unitaire d’un « droit commun européen» par-dessus les spécificités des systèmes juridiques nationaux. Il n’est pas question ici de s’arrêter sur les implications idéologiques et les faiblesses empiriques d’une telle position, qui se représente le « commun » comme un processus entièrement maîtrisé par les savants du droit (Professorenrecht, mais aussi les law firms multinationales), les seuls capables de manier les techniques sophistiquées du droit privé que les Romains nous ont léguées. C’est le droit « commun » des élites, qui s’intéresse seulement à dégager des principes purs, détachés de la vie sociale, politique et économique dont le droit se nourrit. Une histoire « interne », de type conceptuel et transhistorique[4], anime l’entreprise culturelle – mais qui est surtout une opération de pouvoir – menée par R. Zimmermann lorsqu’il veut rassembler les deux traditions de civil law et common law sous l’égide du Digeste, source capable encore d’irriguer les sociétés du XXI siècle[5]. Il s’agirait ainsi d’un droit commun qui se construit « autour de valeurs partagées et méthodes juridiques généralement reconnues, tout comme autour de principes communs et maximes-guide… un droit commun formés par les juges, les législateurs et les professeurs agissant en coopération les uns avec les autres »[6].
Les critiques adressées à ce modèle lui contestent sa manière de sélectionner dans les sources juridiques anciennes seulement les éléments utiles à notre présent ou futur[7]. Sans être des experts du droit romain, mais plus simplement des sujets conscients de la force créatrice propre à tout usage publique de l’histoire (l’historicisme politique), ce n’est pas cet aspect « sélectif » qui  peut nous scandaliser. Ce sont plutôt les objectifs d’une opération de pouvoir mise en place à l’aide de concepts fonctionnels à la vocation universaliste de la science juridique. Ce dessein, dans sa prétention de rétablir une hégémonie intellectuelle des « juristes-notables », ressemble à un vœu pieux dépassé par les dynamiques du présent. Cependant, ce dessein est parfaitement solidaire avec la globalisation des marchés qui attribue au contrat le primat régulateur des rapports intersubjectifs, la lois étant de plus en plus un instrument obsolète et sans prise sur l’effectivité des procès socio-économiques.

b) Res nullius in patrimonio

C’est vers un tout autre type de droit romain « vivant » qu’il faut tourner le regard, si nous voulons pourvoir au commun l’histoire juridique qui lui convient. Comme on le sait, le droit romain est censé avoir trôné la souveraineté de l’individu commerçant et son emprise sur le monde. La propriété privée serait le signe d’une faculté subjective originelle sur les choses s’exprimant dans les modes de l’appropriation et de l’échange, toute autre forme de propriété n’étant qu’une dérivation de cette faculté première. Dans un article qui a totalement bouleversé cette représentation inoxydable, Yan Thomas a opéré une véritable révolution copernicienne dont, me semble-t-il, un discours juridique sur le commun pourrait tirer énormément parti[8]. Dans cette étude la preuve documentaire a été fournie d’un droit privé qui loin d’adhérer à la nature de l’homme, ne serait que le négatif d’un geste institutionnel prioritaire bien précis : la mise en réserve, par les pouvoirs publics et sacrés, de choses considérées inappropriables, qui relèvent d’un patrimoine n’appartenant à personne (res nullius in bonis) et qui, comme telles, sont soustraites à la sphère du commerce. Il s’agit de biens affectés au dieux ou à la cité dont l’exclusion du régime patrimonial de l’échange représente la condition pour penser, par contraste, l’espace libre de l’activité  marchande.  Dans cette dialectique des choses qui sont « appropriables » ou « inappropriables » non pas en vertu de leur nature objective, mais en raison d’une décision institutionnelle, Thomas dévoile bien plus que le caractère dérivé de la disponibilité individuelle présumée originaire. Il ne se contente pas de cette inversion logique et pratique dans le processus qui génère le droit privé ; il ne se limite non plus à la démonstration que la valeur des choses marchandes était inconcevable sans la référence constante au monde des choses inestimables, à savoir soustraites à la mesure de la valeur commerciale. Il repère, dans le droit romain, tous les outillages techniques par lesquels une troisième zone de qualification émerge, qui est irréductible à la dimension étatique et privée. C’est une zone où il n’est plus question d’appartenance d’un droit – à la cité ou à l’individu - mais de son usage : le problème transcendantal de la titularité subjective est déplacé par la force de l’affectation des choses. L’espace public serait ainsi composé par une aire de domanialité laissée à la libre disposition de l’Etat – qui peut vendre ou distribuer ses terres – et par un ensemble de choses « publiques » qui sont protégées non pas comme objets de propriété publique, mais comme zone d’usage public. Dans cette deuxième catégorie figurent les bien « absolument » indisponibles comme places, marchés, théâtres, routes, rivières, conduites d’eau, etc. Autrement dit, une fois isolée, cette zone d’indisponibilité absolue ne frappe pas seulement les particuliers, mais aussi la cité ; l’interdit ne consacre pas la victoire de l’Etat sur l’individu, mais la souveraineté de la praxis libérée par la combinaison entre une affectation institutionnelle et l’usage de plusieurs, à savoir la multitude des citoyens. S’ouvre ici un espace que, par une actualisation licite, on peut qualifier de « commun », en ce qu’il délimite le périmètre de l’action ainsi que l’action même, cette dernière pouvant se réaliser et dans la jouissance directe de ces bien et dans une procédure en justice pour en protéger l’affectation[9]

A la lumière de cette révision radicale accomplie par Yan Thomas – qui mériterait d’être ici abordée dans toute sa richesse, alors que j’en fait un extrait - on peut peut-être nuancer le propos tranchant d’Ugo Mattei lorsqu’il affirme, dans le texte délivré pour le séminaire d’aujourd’hui, que « le droit occidental a joué un rôle très important dans la destruction du commun ». Une lutte pour l’histoire avec les armes de l’histoire du droit romain peut en réalité offrir des arguments à l’impacte non négligeable, même si l’alliance entre néopandectisme et globalisation juridique n’est pas malheureusement incline à valoriser des diagnostics aussi iconoclastes que celui de Yan Thomas.



Deuxième mouvement : de l’indisponible à l’administration

En écrivant ces notes, je me rends compte de développer des arguments qui entrent en résonance avec une bonne partie des questions soulevées par T. Negri lors de son intervention au séminaire de Turin du mois de mars dernier. Je pense en particulier à sa préconisation d’un droit du commun qui, face à la crise économique globale, s’appuie sur la revendication légitime d’une rente sociale. Faire reconnaître ce droit du commun à la rente sociale - un droit qui ne soit ni privé ni public - c’est la voie, conclut Negri, à la fois unique et juste pour sortir de la crise.
La perspective étant ainsi définie, voyons dans quels termes elle pourrait être pratiquée. Comme tout droit, un tel droit à la rente sociale pourrait être revendiqué et protégé selon des voies différentes. Une première façon de le décliner serait de garantir sa reconnaissance en justice, selon la modalité classique qui suppose le concours d’un tiers « public », national ou international, qui serait indisponible aux acteurs. Une deuxième possibilité s’organiserait autour de l’arbitrage, avec la présence d’un tiers choisi par les parties. Toutes les pratiques de médiation, dont l’importance a été exaltée à partir des années 1990 dans l’opposition binaire « droit négocié/droit imposé »[10], rentreraient dans cette forme souple de définition de l’agenda gouvernemental et de résolution des conflits qui peuvent en dériver. Une troisième hypothèse consisterait à contourner le passage par des institutions tierces - judiciaires ou bureaucratiques, nationales ou internationales - pour restituer à la lutte politico-sociale la capacité de fonder et de protéger ce droit à la rente sociale. Même si cette lutte devra probablement se traduire en prétentions justiciables, je crois qu’avant même d’entrer dans cette forme de procédure un espace pour la praxis s’ouvre qui n’est pas  soumis aux catégories judiciaires. Il s’agit d’une contre-gouvernance qui passe par la requalification du concept d’administration arraché à la bureaucratie, au sens où cellec-ci comme le rappelle Mattei dans son intervention, concentre le pouvoir au sommet de la pyramide souveraine (mais on pourrait y ajouter le management des corporations). Reprenons le concept d’administration là où l’avaient laissé Saint-Simon et Marx - l’administration libre des choses remplacera le pouvoir de l’homme sur l’homme – et essayons de le revaloriser à l’aide d’une double qualification : d’un point de vue négatif, il s’agit de le soustraire à deux représentations. D’un côté, il faut le détacher des principes webériens de la rationalité instrumentale fondée sur la calculabilité, la prévisibilité et, plus généralement, sur la mesure temporelle du travail et le rapport étroit entre moyens et fins. De l’autre, il faudrait purifier le concept d’administration de toute forme de réification économiste, comme s’il désignait uniquement l’auto-organisation de la production et de l’échange par la société même. Si l’on veut bien concevoir ainsi l’administration comme une forme d’action délestée de la bureaucratie ainsi que de sa téléologie technologico-productive, on peut alors admettre qu’elle se reconfigure comme une praxis qui se laisse lire moins en termes de « revendications » que d’ « usages ». L’usage administratif commun dépasse la subjectivité abstraite de la titularité sur les choses car, comme l’a montré Yan Thomas à propos des choses qui n’appartiennent à aucun patrimoine, ni privé ni public, sa raison d’être relève de l’indisponible. Si le droit du commun désigne un tertium genus basé sur « l’égalité dans la co-production de normes juridiques non-étatiques » (Negri, Turin), ce droit trouvera sa légitimation dans l’indisponible et son statut opératoire dans l’usage administratif.  Quand on parle d’indisponible, il ne faut pas penser à une pénurie ontologique, à un état d’indigence quelconque ou, pire, au renoncement à l’action. Loin d’être la figure du négatif qui condamne la volonté à la modération, l’indisponible est plutôt le fruit de procédures institutionnelles qui libèrent, au lieu d’inhiber, les potentialités collectives des sujets. Et si l’on ne veut pas que ces potentialités tournent à l’appropriation prédatrice, il n’y a que le « mode administratif » qui pourra attribuer au commun sa forme de pratique.
Le droit romain, comme nous l’a enseigné Yan Thomas, a fondé sa métaphysique individualiste précisément sur l’indisponible comme préalable de l’appropriation. Il ne faudrait pas pourtant oublier qu’un autre chapitre de cette histoire de la catégorie pratique de l’indisponible, tout aussi décisif, a été écrit par la théologie chrétienne. Mais cette fois, rassurez vous, il ne s’agit pas de la théologie politique. Pas de droit d’exception, pas de cristal hobbesien dont la face s’ouvre vers la transcendance. En fait, selon moi, c’est plutôt la raison d’être du chrétien en ce monde qui justifie sa vocation totale d’administrateur et qui disqualifie la maîtrise comme faculté naturelle sur les choses. Si la pauvreté est l’antagoniste sociale du dominium, il ne faut pas oublier que la pensée théologique, dès ses origines, a éprouvé la nécessité de construire une anthropologie qui prenne une forme « administrative », car à chacun fut confiée la mission de « garder le dépôt » (1ère Epître à Timothée), c’est-à-dire de veiller au patrimoine commun de la foi et d’en rendre compte à tout moment. L’ontologie rejoigne l’eschatologie sous l’égide d’un mode de faire « administratif » qui déclanche la créativité des sujets par l’exclusion du mode de faire « propriétaire ». De même que son homologue dans le droit civil, le dépositaire, n’a pas la disponibilité absolue sur les choses qui lui sont confiées, la subjectivité du chrétien se définit à part entière par cette vocation administrative qui se nourrit d’opérations potentiellement indéfinies, à l’exception des actes de disponibilité propriétaire. A partir de cette exclusion fondatrice, l’histoire de l’église peut aussi bien se concevoir comme une série de luttes pour sauvegarder l’indivisibilité collective de ce dépôt commun dont nul n’est censé avoir la maîtrise. Et toute l’histoire de ce dépôt peut aussi se lire comme la lutte entre deux façon d’assurer son administration, soit selon une tendance « conservative », hiérarchique et bureaucratique, soit selon une vision propulsive et radicale, qui vise l’usage coopératif du dépôt . Dans les deus cas, nous avons toujours affaire à un théologico-administratif qui ne se laisse pas entraver par le problème de la décision sur le cas d’exception, selon l’exigence propre au théologico-politique. Le « jugement », en tant que faculté structurale du droit, ne fonde pas le rapport entre le chrétien et le monde (le « ne jugez pas » de l’évangile). L’anéantissement eschatologique de ce monde décrété par la fiction paulinienne du « comme si ne pas » est en réalité racheté par la loi d’un dépôt, qui tient son immanence historique au fait préalable d’être indisponible. On pourrait bien sûr citer toute une série d’exemples institutionnels qui attestent la diversité des manières dont s’est historicisée l’administration de cet indisponible à la fois spirituel et réel. Je me limiterai à évoquer la question franciscaine de l’usus pauper des choses du monde, qui est à la fois un indice de la valeur sociale du chrétien – et notamment des ecclésiastiques -  et une manière de libérer les ressources pour les destiner au bien-être de la communauté[11].  Ou pour ne donner qu’une autre exemple, on pourrait rappeler le grand exercice d’imagination casuistique dont ont fait preuve les juristes du XII siècle lorsqu’ils ont attribué la propriété des biens ecclésiastiques aux lieux plutôt qu’aux personnes. Cette théorie, soutenue par l’archevêque Moïse de Ravenne (m.1154) lorsqu’il fallait justifier la titularité des biens d’un monastère une fois que tous ses membres étaient disparus (il disait que ces biens appartenaient aux murs du monastère), a fait l’objet d’une reprise intéressante par la cours de cassation italienne en 1953 : pour justifier la continuité des droits à l’exploitation de terrains restés longtemps dépeuplés, la cour a établi que les murs des maisons du village étaient restés les propriétaires de ces terrains communs qui avaient assuré la subsistance des habitants[12].
Nous assistons ainsi à un phénomène quelque peu curieux sur le plan anthropologique : celui d’une dépersonnalisation de l’appartenance, alors que c’est la matière qui appartient à la matière et l’administration  n’est que la marque humaine qui valide ce continuum. Et ce n’est pas par hasard que ce seront les civilistes du XII  siècle puis les décretalistes du XIII qui rejeteront cette anomalie naturaliste pour restaurer la souveraineté de la personne, en l’occurrence « juridique ». Bref les droits ne peuvent exister sans titulaires personnifiés, qu’ils soient de chair et d’os ou fictivement construits.

Les avatars d’un droit du commun nous indiquent ainsi que l’usage administratif de ce droit peut représenter un laboratoire de réflexion et d’usages partagés. Si la « gouvernance » prétend liquider toute hypothèse de résistance externe à la globalisation, l’ « administration » est la forma fluens d’une praxis qui se refuse à ce dessein hégémonique. On revient par là au problème de l’institution, qui n’est pas la devise d’un pouvoir légal et usurpateur de la vie des hommes, mais la manière, entièrement processuelle, de déontologiser le conditionnement de la liberté.



[1]           Là-dessus voir les argumentations claires d’un historien comme N. Gallerano, La verità della storia, Roma, 1999, p. 43 sq
[2]           Il va de soi que Taylor pensait exactement le contraire : il citait les cas de socialistes qui, ayant fait l’expérience de nouvelles méthodes de travail, abandonnaient leur doctrine au bout de quelques années. Cf. une lettre adressée à un correspondant de Londres en 1913. Cité par Patrick Fridenson, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales E.S.C., no 5, 1987, p. 1046
[3]           R. Zimmerman, Roman Law and European Legal Unity, in Towards a European Legal Code, 1994, p. 72
[4]           Sur l’écart entre une histoire « interne » et une histoire « externe » du droit voir les remarques critiques d’E. Conte, Diritto comune, Bologne, 2009, p. 30 sq.
[5]           On lira la vision qui inspire ce programme dans la préface au monumental The Law of Obligations. Roman Foundation of the Civilian Tradition, Cape Town, 1992 (2è. éd.), p. VII-XVI.
[6]           R. Zimmermann, “Diritto romano, diritto contemporaneo, diritto europeo: la tradizione civilistica oggi”, Riv. Dir. Civ., 2001, p. 707-708.
[7]           M. Bretone, “La coscienza ironica della romanistica”, Labeo, 2, 1997, p. 187-201. Voir aussi P.G. Monateri, T. Giaro, A. Somma, Le radici comuni del diritto europeo, Roma 2005. 
[8]           « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », Annales HSS, 6, 2002, p. 1431-1462
[9]           Ibid., p. 1435.
[10] Voir le volume collectif Droit négocié, droit imposé ?, dir. par Ph. Gerard, F. Ost, M. van de Kerchove, Bruxelles 1996
[11] Le lien entre cette approche franciscaine, notamment d’Olivi, à la valeur des choses et le développement d’une économie de marché a été montré par les travaux de G. Todeschini  (entre autres Ricchezza francescana, Bologna 2004,  p. 109 sq. ) et S. Piron (entre autres « Marchands et confesseurs. Le Traité des contrats d’Olivi dans son contexte (Narbonne, fin XIIIe siècle», ), in L’argent au Moyen Age, Paris 1998)
[12] Voir E. Conte, Diritto comune, op. cit., p. 158 sq. 

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