samedi 19 février 2011

Contribution d'Antonio Negri et Nicolas Guilhot pour la séance du 9 février

Un premier problème qu’il convient de soumettre à la discussion consiste à déterminer s’il est possible de repousser les limites du droit public (occidental, dans sa version romaine ou dans celle de la common law) afin qu’il puisse préfigurer un dispositif produisant un tertium genus (le commun, le droit du commun) et se soustraire ainsi non seulement à la “chosité” privée et publique, mais aussi au “formalisme” antagonique propre au jeu de la procédure et du procès (qu’il s’agisse du droit occidental ou de la common law).

Dans la tradition du droit romain, les exigences de l’individu (propriétaire) son prises à l’intérieur des relations conflictuelles (à somme nulle, puisque la raison s’oppose au tort juridique) qu’il entretient avec sa contrepartie dans le cadre du procès. La pratique juridique et la jurisprudence ne cessent de reprendre ce dualisme qui, dans la genèse du système capitaliste, revêt inéluctablement le sens d’une constitution de la propriété et reflète sa force fondatrice et omnilatérale.


On a insisté sur le fait qu’un droit du commun ne peut être que le produit d’une « coproduction collective de normes communes », et plus précisément de « normes non étatiques ». Comment définir dans ce cas la pratique instituante et/ou la puissance constituante de ces normes et de ce système ? Est-il possible, à ce stade, de supposer qu’il n’est possible d’imaginer un tertium genus (c’est-à-dire un droit qui se posse au-delà des binômes Etat/marché, public/privé) qu’à partir d’une démocratisation radicale du public et une forme de gouvernance adaptée à ce processus de démocratisation ?

Ou nous faudra-t-il conclure qu’un « droit du commun » reste impossible à définir, que l’universalité du droit ne pourra plus être affirmée ? Que la seule possibilité de constitution du commun réside non pas dans une substantialisation du droit, mais dans une continuité procédurale et constitutive, dans une gouvernance détachée de toute forme d’empowerment ? De ce point de vue, il serait intéressant de reprendre au prisme d’une lecture critique la tradition institutionnaliste et réaliste des études juridiques, tout en gardant à l’esprit le fait qu’il ne s’agit, dans le meilleur des cas, que d’une introduction à la définition de pratiques juridiques du commun.

L’une des questions posées au cours de la première séance a été celle de la forme juridique du commun, et plus spécialement de son caractère problématique. Dans les deux exposés (Negri, Dardot), ce caractère problématique a été ramené l’absence, dans la tradition juridique occidentale, de catégories qui permettraient d’échapper à la solidarité profonde qui unit les concepts de public et de privé. Un bref rappel n’est pas inutile : Toni Negri a insisté sur la structure publique du droit comme structure d’arbitrage des conflits privés, où la notion de biens communs, lorsqu’elle existe, est destinée être ramenée soit à la propriété de l’Etat, soit à la propriété privée ; Pierre Dardot a quant à lui souligné que si le commun ne pouvait être théorisé à partir du droit des personnes, il ne pouvait non plus l’être à partir de la catégorie de « bien commun » comme bien qui ne serait pas appropriable en vertu des propriétés intrinsèques qui sont les siennes.

Dans un premier temps, je voudrais reprendre certains aspects de cet argumentaire et les valider quelque peu différemment en approfondissant la caractérisation juridique de ces fameux « biens communs ». Car si aujourd’hui la catégorie est essentiellement l’affaire d’économistes et porte en effet sur des choses, il existe toutefois dans la tradition jurisprudentielle anglo-saxonne un droit spécifique au commun qui mérite d’être évoqué, car il n’est ni celui de la res nullius ni celui de la res omnium communis, et dont l’analyse permet de préciser quelles peuvent être les apories contemporaines de tout ce qui pourrait relever de la constitution juridique de communs.

Cette tradition est celle de ce que le vieux droit anglais appelle le right of common, qu’on pourrait traduire par un droit « au » commun. Ce droit archaïque au commun est étroitement imbriqué à la structure communale des townships médiévaux : les pâturages, les terres incultes, les forêts et les voies d’eau sont ceux de la communauté dans son ensemble, dans la mesure où même s’ils faire l’objet d’un titre de propriété seigneurial au regard du droit féodal, les habitants détiennent un usufruit commun de ces terres, c’est-à-dire qu’ils peuvent collectivement en bénéficier et en régler l’usage. Pour le dire avec Pollock et Maitland, “un right of common est un droit de jouir de quelque chose en même temps que quelqu’un d’autre.” Je n’ai ce droit que si d’autres l’ont aussi. Autrement dit un droit au commun semblerait être, en première approche, un droit qu’on a toujours en commun. Il s’agit, par exemple, du droit de s’approvisionner en bois dans une forêt à partir du moment où cette possibilité est ouverte à d’autres. Certes, même si on sait quel a été le destin historique des commons, il y a là une forme de droit qui, du moins dans sa visée, semble s’opposer à la notion de propriété privée et en tout cas à toute forme d’exclusivité de l’usage. On voit aujourd’hui des tendances similaires s’exprimer autour des revendications portant sur les « communs de la connaissance » par exemple, c’est-à-dire sur des biens qui n’existent comme tels que dans leur utilisation collective. Ou encore dans les tentatives de penser une régulation juridique des ressources naturelles, mais, plus généralement dans toute forme de pensée qui se revendique de ce qu’on appelle en anglais la de-commodification et, plus maladroitement en français, la dé-marchandisation.

C’est au regard de ces tendances actuelles que l’analyse que Pollock et Maitland font du droit au commun est susceptible, me semble-t-il, d’apporter une contribution fondamentale et de nous aider à situer avec plus de précision la démarche qui est la nôtre vis-à-vis des tendances à peine évoquées.

Car en effet, Pollock et Maitland font une analyse tout à fait paradoxale de ce droit au commun. Que disent-ils ? Ils disent que ce droit au commun, même avant le Statut de Merton (1236) qui va faciliter le processus des enclosures, est un droit qui est un droit singulier, un droit individuel. Il vaut la peine de citer dans son intégralité la tirade imaginaire que Pollock et Maitland attribuent au freeholder qui défend son droit au commun tant contre le seigneur que contre ses pairs: « Il est vrai que les terres non cultivées sont en surabondance ; il est vrai que je ne peux y mettre que quatre bœufs ; il est vrai que si la moitié de ces terres se trouvaient encloses, je n’en subirais aucun dommage ; il est vrai que tous autant que vous êtes désirez l’enclosure ; il est vrai que je suis égoïste : - mais je vous défie néanmoins d’en enclore ne serait-ce qu’un mètre carré ; je vous défie dans votre doit individuel ; je vous défie dans votre droit conjoint ; vous pouvez tenir cour de justice ; vous pouvez passez les résolutions que vous voulez ; je les rejetterai ; car j’ai un droit de mettre mes bêtes sur ces terres dans toute leur étendue ; la loi me donne ce droit et le roi le protège ». Et Pollock et Maitland de conclure : « Il n’y a là aucun communalisme ; c’est de l’individualisme in excelsis ».

Autrement dit, le droit au commun est un droit qui n’est pas dans un rapport de rupture avec l’individualisme juridique (et qui par conséquent porte en germe le principe de sa propre extinction), c’est-à-dire avec l’intérêt propriétaire. C’est un droit en commun, peut-être, mais toujours détenu individuellement et défendu individuellement. Et surtout, c’est un droit que l’individu peut opposer à un gouvernement collectif des communs. Ce qui veut dire que tant que l’on reste dans une perspective du droit au commun, d’une revendication portant sur des communs, on ne remet aucunement en cause les structures profondes qui lient l’imaginaire juridique occidental à la propriété (et on reste d’ailleurs dans un droit qui peut être aussi un droit à la déprédation du commun). L’analyse du right of common suggère au final que toute tentative de penser une protection juridique d’un quelconque domaine commun – écologique, cognitif, ou quel qu’il soit – ne peut en rien marquer une rupture avec l’ordre actuel des choses.

A partir de là il faut donc remonter d’un cran, des choses au droit lui-même, et poser la question du commun comme question qui touche avant tout à la production du droit. C’est le sens de la conclusion de Pierre Dardot, qui ramenait l’exigence du commun à « celle de l’égalité dans la co-production de normes juridiques non étatiques ».

Qu’est-ce qu’une « co-production de normes juridiques non étatiques » ? C’est à avancer un peu sur cette piste que je voudrais maintenant m’essayer.

On peut d’abord préciser ce qu’implique le fait que ces normes soient non-étatiques. Une norme juridique non étatique est une norme qui ne prend pas la forme de la loi et qui par conséquent ne renvoie pas à une souveraineté. La constitution juridique du commun ne saurait donc passer par la production d’un pouvoir, d’une figure centrale qui dirait la loi. Or, on trouve déjà quelque chose qui s’approche de cette idée dans la tradition de la common law. Au départ, le ius commune n’est pas une notion fréquemment utilisée par les juristes séculiers. En revanche, elle est souvent employée en droit canon, où elle désigne ce qui relève du droit ordinaire et général de l’Eglise universelle et non des règles spécifiques à telle ou telle église provinciale et des privilèges particuliers accordés par la papauté. On retrouvera ensuite cette structure dans les affaires temporelles: le droit commun du royaume s’oppose aux droits qui résultent d’une juridiction spécifique, d’un privilège, d’un aménagement juridique à valeur régionale, de tout ce qui relève d’une juridicité ad hoc. Cet usage tend à opposer le droit commun à tout ce qui relève du statut, de la prérogative royale, mais aussi de la coutume locale, spécifique à un lieu. Le droit commun s’oppose ainsi à ce qui est spécifique, spécial, singulier, à ce qui émane d’une instance particulière qui dirait le droit, ou plus exactement qui dirait un droit lui-même spécifique.

Mais est-ce bien là ce à quoi on fait appel lorsqu’on pose comme condition du passage au commun un « acte d’institution », lui-même commun, « de règles juridiques et non de lois » ?

On dispose en effet de plusieurs modèles de production juridique décentralisée, distribuée, en l’absence d’une autorité centrale. La common law en est un. La production des règles de la langue en est un autre. Dans les deux cas, c’est l’usage résultant d’une multitude d’interactions locales entre des agents libres qui produit, par ajustements successifs, des effets de stabilisation, des régularités macroscopiques qui font figure de règles. Dans ce type de production juridique et de production linguistique, les règles sont bien communes, produites par un usage commun et ne prennent pas la forme de la loi. Or, ces modèles de production distribuée sont ambigus. Ce n’est pas un hasard s’ils se sont historiquement prêtés à des interprétations évolutionnistes qui ont mis en exergue le caractère « spontané » de l’ordre qu’ils produisaient, contre toute tentative d’en fixer les règles administrativement ou d’en coordonner le fonctionnement. C’est là, sans rentrer dans les détails, l’interprétation du Hayek des années 1950. Cette version, néolibérale, de la production de normes juridiques non étatiques doit nous mettre en garde contre toute confusion du général et du commun – confusion facile dès que l’on est dans le domaine du droit, et confusion contre laquelle l’intervention de Judith Revel a été décisive, en rappelant que le commun reposait sur le maintien des différences et non sur le général, qui est toujours un plus petit dénominateur commun alors que, pour citer Judith, le commun est « le plus grand commun différentiel possible ».

En cherchant à aborder le commun à partir du terrain juridique et à partir de la question de la production d’un droit propre au commun, on se trouve donc placés devant une alternative peu enviable : soit on tombe dans un spontanéisme de la production du commun, du commun comme « ordre spontané » ; soit, pour l’éviter, on est inéluctablement ramené à un spontanéisme de l’institution juridique du commun, qui nous ramènerait inévitablement à une problématique de la souveraineté ou, pire, à une mystique décisionniste dont le seul rôle politique aujourd’hui est de conforter une attitude attentiste et cynique. Il me semble donc que parler d’ « institution » de règles qui soient des « règles juridiques et non des lois » (Pierre) tient de la gageure, voire de la quadrature du cercle.

On peut donc supposer que ce n’est pas à partir du terrain juridique que l’on pourra définir les contours d’une production du commun. Rétrospectivement, il apparaît aujourd’hui que la tragédie du socialisme a été de n’avoir jamais pu s’émanciper de l’attachement à une conception juridique du commun – si l’on excepte de rares tentatives qui ont vu le jour dans la philosophie juridique soviétique, comme celle qui a opposé l’approche jusnihiliste de Pashukanis au légalisme de Vyshinksi. L’épisode est d’ailleurs révélateur, puisqu’en théorisant le maintien d’une « légalité socialiste » alors même que l’Etat était censé dépérir au profit d’une administration scientifique de la production, ce que Vyshinski théorisait était bel et bien une forme d’ « institution » de « règles juridiques » qui ne relèvent pas de la « loi » étatique. (Les faits lui ont donné raison, puisque Pashukanis a découvert, en finissant au goulag, qu’il existait bel et bien une légalité socialiste.)

Du coup, soit le socialisme a restauré une notion de la souveraineté, mais forcément étendue à l’ensemble des rapports socioéconomiques et totalitaire ; soit il s’est replié, pour reprendre ce qu’en disait Foucault en 1979, sur une gouvernementalité libérale, donnant ainsi naissance au néolibéralisme. Et, à en croire l’exposé de Christian Laval, toute l’ambiguïté de la tradition marxiste est d’avoir opéré à partir de Marx une synthèse qui s’est révélé instable entre l’expression spontanée du commun par la communauté et l’organisation scientifiquement administrée de la production dans l’association de producteurs.

On peut donc se demander si la détermination commune de l’agir en commun doit nécessairement la forme de l’ « institution » : la production de règles qui ne relèvent pas de la loi peut prendre la forme d’usages négociés, de pratiques du commun qui ne peuvent se donner qu’à travers des déterminations concrètes et des rapports de force (en ce sens, la référence au droit international que fait Toni dans son intervention est tout à fait juste), et en ce sens nous diriger vers ce qui a jusque maintenant manqué à la tradition socialiste, à savoir une gouvernementalité qui lui soit propre. C’est donc en direction des formes non étatiques d’administration et de régulation ou de ce qu’on a pu appeler la « gouvernance sans gouvernement » et de ses effets corrosifs sur le droit (et notamment le droit international) qu’il faut peut-être orienter notre regard.


Un second problème est posé dès que l’on affirme qu’il est impossible de trouver le commun au sein de l’accumulation capitaliste. Des expressions telles que « communisme du capital » ou « socialisme du capital » sembleraient, de ce point de vue, extrêmement dangereuses. En restant dans cette perspective, on exclut que le développement du capital puisse d’une façon ou d’une autre créer les conditions du communisme : la téléologie, l’historicisme marxiste sont dans l’erreur et leur développement reste toujours irrésolu, ce qui dans le marxisme orthodoxe entraine des conséquences terroristes.

Cela nous amène toutefois à affronter un problème ultérieur qui ne concerne plus simplement la genèse du droit du commun, mais l’ontologie du commun. Si le caractère interne des conditions de la production du commun vis-à-vis du développement du capitalisme reste difficile à déterminer, comment toutefois interpréter, par exemple, les phénomènes de coopération de la force de travail, qui introduisent d’une part un surplus de valeur dans la production capitaliste, et d’autre part un surplus de capacité productive de la force de travail dans son existence tant singulière que collective ? Comment comprendre, pour prendre un autre exemple, tout l’ensemble des phénomènes financiers, qui est comme le pendant symétrique de l’ensemble de la production sociale et du commun des relations qui le traversent ?


Un troisième problème naît lorsqu’on pose la problématique de la constitution du Gemein-wesen : comment les singularités, les parties, peuvent-elles constituer le tout ou le social ? Quels sont les processus de subjectivation qui traversent ces processus constitutifs ? Quelles sont les conditions de compossibilité des individus et des singularités ?

Comment articuler le terrain de la propriété à celui des usages ? Comment éviter que la réalité des identités ne referme toute possibilité de comprésence des singularités ? La constitution d’un commun qui ne soit ni « additif » ni « intégrateur », d’une comme qui ne soit ni « somme » ni « organisme », est-elle possible en-dehors d’une progression (ou plutôt d’une régression) dialectique de matrice hégélienne ?

La seule voie d’issue nous semble être la suivante :

1. Reformuler ces thèmes sur un terrain qui ne soit pas homogène mais sillonné par des antagonismes originaires. D’un côté, la force de travail, qui se rend autonome vis-à-vis du capital ; et de l’autre, le rapport de commandement que le capital cherche à imposer. La solution de ces conflits n’implique aucune détermination téléologique. On se situe au contraire dans un contexte qu’on peut dire machiavélien. Toute détermination est une puissance qui l’emporte sur d’autres puissances (ou qui au contraire échoue). Le thème de la décision – collective – devient alors central.

2. Dans cette perspective, le commun ne peut se situer dans la tradition juridique, il ne peut constituer un terrain au sein duquel se posent, de l’extérieur, des problèmes de justice. Il ne peut que produire des usages et les gouverner dans l’immanence, dans leur être-en-commun et leur réciprocité. Justement parce qu’il est en quelque sorte un non-droit, le droit international est de ce point de vue un modèle auquel il est possible de faire référence (mais dans une perspective radicalement opposée à la façon dont Carl Schmitt a posé le problème).

3. Le renversement de la perspective schmittienne, la possibilité de mettre en avant l’ « excédent » plutôt que l’ « exception », la prise en compte d’un contexte biopolitique – bref, la reprise des problèmes qui sont ceux du pouvoir constituant et l’étude des doctrines et des pratiques qui déstructurent le droit occidental restent aujourd’hui le seul chemin qu’il nous soit possible de parcourir à ce sujet.

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