Communauté et association
Sous ce titre[1], nous nous proposons d’esquisser la généalogie d’une dualité, qui prit parfois tant historiquement que théoriquement la forme d’une opposition, à savoir celle du « communisme » et du « socialisme », et ce bien avant les fixations sémantiques qui se sont imposées au cours du XXe siècle et qui ont fini par nous devenir tellement familières que nous ne songeons guère à remonter en deçà pour questionner leur évidence. La thèse que nous soutenons est que cette dualité procède en dernière analyse de la dualité entre communauté et association. Or la constitution de cette dernière dualité ne va nullement de soi, en premier lieu sur le plan philosophique. Deux brèves indications suffiront à le faire entendre. Première indication, la critique de Platon faite par Aristote dans le Livre II des Politiques (chapitres 2 à 7 notamment) est entièrement commandée par une question : jusqu’où doit aller l’unité qui est requise par toute communauté politique ? Faut-il aller jusqu’à la communauté des biens comme le préconise Platon dans La République ? Pour Aristote ce serait là un excès d’unification qui aboutirait à la négation de toute forme de multiplicité et, de ce fait, à la ruine de la communauté politique elle-même. Mais cette critique est intérieure à l’exigence de la vie politique comme vie dans la communauté, elle ne convoque jamais l’idée d’association comme alternative possible à la communauté. Seconde indication : Rousseau oppose dans Du Contrat social l’« agrégation » à l’« association » pour mieux penser le contrat social comme un « acte d’association » et le corps politique qui résulte de cet acte à la fois comme une « association » et comme une « communauté » : comme une « association » en ce que la liberté et l’égalité de chaque associé sont préservées, comme une « communauté » en ce que l’acte d’association donne naissance à un « moi commun » qui réalise une unité supérieure irréductible à la simple somme des individus entrant dans l’association.
« Communisme » et « socialisme »
Pour comprendre comment cette dualité entre communauté et association en est venu à se constituer au XIXe siècle à travers les deux dénominations concurrentes de « communisme » et de « socialisme », il faut rappeler que ces deux noms étaient en 1842-1843 plutôt deux aspects d’un même principe que deux doctrines nettement séparées. Ainsi, Moses Hess rapporte le socialisme à une « théorie » et le communisme à la « vie pratique », le premier étant avant tout relatif à « l’organisation du travail » tandis que le second « embrasse la totalité de la vie sociale »[2]. La lettre de Marx à Ruge de septembre 1843, qui voit dans le communisme existant une « abstraction dogmatique », va dans le même sens en faisant du communisme « une réalisation particulière, partielle, du principe socialiste »[3]. Il faut en convenir, on est là très loin d’une opposition entre deux principes. La question est donc : pourquoi l’alternative au capitalisme a-t-elle finalement été dite sous deux noms différents, « socialisme » et « communisme », et non par un seul ? De quoi témoigne au fond une telle dualité ?
Le marxisme orthodoxe a répondu de façon aussi sommaire qu’impérative : il ne serait question, dans cette distinction, que d’une progression historique qui irait du « socialisme », terme désignant alors une première étape de la société communiste, jusqu’à l’étape finale de la société communiste pleinement développée dans laquelle l’État ne sera plus nécessaire. Dans cette perspective, la société socialiste serait la société « telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste », qui « porte les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue », selon les formules de Marx[4]. On sait pourtant que ce dernier s’est bien gardé de désigner lui-même cette « phase inférieure de la société communiste » de «socialiste »[5].
Ce que l’on trouve chez Marx, c’est une opposition, à l’intérieur du communisme, entre l’utopie et la science. Elle est déjà en germe dans la typologie des trois formes du communisme élaborée dans les Manuscrits de 1844. Car ce qui fait la supériorité du communisme « achevé » sur les deux formes antérieures, celles du communisme grossier (Babeuf) et du communisme inachevé (Cabet, Proudhon, etc.), c’est que seul le premier comprend la suppression de la propriété privée comme le résultat de tout le mouvement de l’histoire[6]. De ce point de vue, l’opposition du communisme au socialisme n’est guère pertinente. Le Manifeste de 1848 le confirme, qui intitule tout un développement de son chapitre III : « Le socialisme et le communisme critiques et utopiques ». Cependant, c’est à Engels qu’il est revenu sur le tard de théoriser dans un opuscule à succès l’opposition entre le socialisme utopique et le socialisme scientifique[7]. Cette opposition repose, d’après Engels, sur le degré de maturité du capitalisme. Selon les critères du « matérialisme historique », « A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires devait jaillir du cerveau (…).Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnées à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure. [8]» A suivre cette interprétation, on doit se convaincre qu’il existe un communisme scientifique et un communisme utopique, tout comme il existe un socialisme scientifique et un socialisme utopique. Mais il ne fait pas de doute que, dans l’esprit de Marx et d’Engels, il n’y a pas la moindre différence entre le « socialisme scientifique » et le « communisme scientifique ».
L’histoire aurait-elle définitivement arrêté le sens des mots pour les faire désigner des régimes, des organisations, des expériences sociales, politiques, économiques ? Non, car ce que ces mots ont originairement désigné comme formes sociales alternatives aux sociétés marchandes et capitalistes intéresse au plus haut point tous ceux qui cherchent aujourd’hui à repenser une politique d’émancipation. En revenir au sens que ces mots avaient avant Marx, ce n’est donc pas méconnaître l’influence déterminante du marxisme sur le plan théorique et historique, c’est plutôt comprendre à quels problèmes il a essayé de répondre et comment il l’a fait. C’est prendre le marxisme, non comme un ensemble de réponses définitives sur le sens des mots, mais comme un champ de questions à affronter.
Une étrange dualité
Toutes les définitions imposées par le marxisme orthodoxe ne sont pas seulement insatisfaisantes et incomplètes, elles constituent désormais, purement et simplement, des obstacles à la pensée. Si l’on veut comprendre les principes des divisions entre les courants qui se réclament du « socialisme » ou du « communisme » entre 1830 et 1848, il faut se référer à la différence et même à l’opposition de deux conceptions, de deux perspectives, celle de la communauté des biens et celle de l’association des individus. Cela ne veut pas dire que les auteurs et les acteurs se partagent toujours très lucidement entre les deux options, des formes d’hybridation multiples sont évidemment repérables. Il y a pourtant clairement deux logiques hétérogènes entre elles, étrangères l’une à l’autre. C’est ce qu’avait fort bien vu en son temps Émile Durkheim dans le cours inachevé sur le socialisme qu’il a professé à Bordeaux en 1895 et 1896[9]. Texte sur lequel nous nous appuierons dans notre exposé, mais dont nous montrerons également certaines limites.
Les termes de « communisme » et de « socialisme » renvoient à deux formes du lien social, à deux modes de l’acte de faire société. Tandis que « communisme » renvoie à une certaine subordination de l’individu à la communauté dont il est membre, subordination qui vise à garantir l’unité supérieure du tout contre toute forme d’égoïsme et de cupidité, « socialisme » se réfère à une relation d’association entre des individus libres qui est, au moins en droit, exclusive de toute hiérarchie en dehors de celle indispensable au fonctionnement de la production. « Communauté » ou « association », tel est l’enjeu initial de cette distinction, qui a été effacée plus tard par la volonté synthétique et hégémonique du marxisme. Au principe de cette distinction, plus encore que le rapport du marché et de l’État, il y a le rapport de l’individu à la société.
Le socialisme est une théorie moderne, explique Durkheim, qui vise à réfléchir les rapports entre les initiatives des sujets économiques et le centre régulateur de la société d’une autre manière que le libéralisme : « on appelle socialiste toute doctrine qui réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société »[10]. Cette dernière expression ne veut pas désigner l’État tel que nous le connaissons, mais un organe qui aurait pour contenu la vie économique et qui aurait la fonction de l’organiser. Le socialisme est une organisation politique de la vie économique en faveur des intérêts généraux de la société. Le socialisme, « c’est avant tout une aspiration à un réarrangement du corps social ayant pour effet de situer autrement l’appareil industriel dans l’ensemble de l’organisme, de le tirer de l’ombre où il fonctionnait automatiquement, de l’appeler à la lumière et au contrôle de la conscience »[11].
Cet idéal de régulation n’est pas possible avant la société industrielle et le développement du nouveau mode de gouvernement libéral. Le socialisme n’est même historiquement possible qu’à partir du moment où le gouvernement s’est donné pour tâche de diriger les actions économiques des individus, d’encadrer leurs rapports, de les faire servir à la satisfaction des besoins matériels. Mais le socialisme est également la négation du gouvernement des hommes sur les hommes dans la mesure où les rapports des individus les uns aux autres sont définis comme des rapports de coopération entre sociétaires d’une même grande entreprise, et plus exactement, comme des relations de co-production. On sait la formule fameuse de Saint-Simon reprise par Marx et Engels selon laquelle « l’administration des choses » doit remplacer « le gouvernement des hommes ». Le socialisme, c’est l’administration économique de la société par elle-même. A l’auto-équilibration des intérêts du libéralisme, le socialisme répond par l’auto-organisation économique consciente des hommes. Le socialisme n’est rien sans l’association des individus, et plus précisément de l’association des producteurs, c’est-à-dire sans l’idée que les producteurs sont des sociétaires d’une administration, non des sujets d’un gouvernement. L’État est redéfini, recomposé comme l’administration d’une entreprise composée de sociétaires, de membres associés à la grande œuvre productive. Dans le nouvel ordre, répètent Bazard et Enfantin, l’Etat deviendra « association des travailleurs »[12].
L’association universelle est un principe d’organisation appelée à remplacer l’État mais aussi toutes les formes de regroupement humain qui n’en ont été que des esquisses partielles et des étapes. Les disciples de Saint-Simon voient dans l’association tout à la fois le but de toute l’histoire humaine, ce qu’ils appellent « l’association universelle », et le principe de la progression de cette histoire, principe qui s’oppose au principe de l’antagonisme[13]. Dans cette perspective très large, l’administration économique appelée à triompher dans l’avenir se distingue du gouvernement pensé comme assujettissement personnel. Dans l’association, ce sont les nécessités mêmes de la production collective et de l’organisation qui commandent les tâches à réaliser, les conduites à avoir. C’est la société-atelier dans laquelle comme le notera Engels à propos de Saint-Simon, la politique est résorbée dans l’économie[14]. C’est une telle conception qui, en particulier, permet d’imaginer sinon la fin de l’État, du moins le recul de la politique. Et ici, c’est bien à Saint-Simon et au mouvement saint-simonien que tout le socialisme est redevable. Cette matrice saint-simonienne de l’association donnera naissance aux multiples courants du socialisme moral et du mutuellisme, mais on en trouvera la marque aussi bien dans le marxisme que dans le solidarisme républicain[15].
Mais on trouverait aussi du côté fouriériste un autre fil parallèle de l’association fondée sur l’unité universelle, sur la recherche de l’Harmonie dans la société conformément à un ordre suprême qui est lui-même harmonieux. L’harmonie sociale ou le « régime sociétaire » s’oppose aux sociétés morcelées où règnent égoïsme, guerre, fléaux économiques, etc. Pour Victor Considerant, « le mot association caractérise une réunion volontaire de forces agissant dans une direction commune pour réaliser, par leur synergie, un résultat dont les avantages se répartissent, à chacune des forces associées, proportionnellement à son concours dans l’oeuvre collective ». Ce qui est intéressant dans la version fouriériste de l’idée d’association, c’est que l’on voit bien jouer dans cette définition trois principes différents que Considerant nomme les principes d’Ordre, de Liberté, et de Justice[16]. D’une part, l’idée d’une efficace propre de l’unité de but et d’action ou de la convergence des forces qui assurera prospérité et bonheur. D’autre part, l’idée du caractère volontaire du concours des forces dans l’association. Enfin, et ceci est très important par rapport à l’idée de la communauté, le principe de la « proportionnalité de répartition », c’est-à-dire le partage des avantages entre toutes les forces proportionnellement pour chacune à sa part dans sa création collective .
Cette référence à Fourier souligne la limite de la lecture de Durkheim, aussi intéressante soit-elle. Le socialisme ne s’arrête pas à l’organisation consciente de la production par les producteurs eux-mêmes. L’association est une forme sociale générale, un mode de société, un type de lien social et par là, une nouvelle morale. Le socialisme c’est la théorie de l’association comme forme d’organisation de l’économie, sans doute, mais plus généralement de la société pensée comme une relation de « sociétaires », comme disent les fouriéristes, ou d’associés comme le disent les saint-simoniens, c’est-à-dire d’individus librement, volontairement et solidairement associés pour se rendre des services réciproques et complémentaires[17]. La formule de l’association suffit à tout. C’est une réponse universelle, un objet de foi, comme a pu l’être le « marché » ou le « contrat » chez d’autres penseurs sociaux et économiques. Benoit Malon le dira bien pour qui l’association est « mère non seulement de la moralité mais encore du développement de l’humanité ». Et il ajoutait, « sans l’association, l’homme ne serait pas né »[18].
Le communisme ou la communauté des biens
Selon Durkheim, le communisme renvoie à une communauté de consommation, de vie, de pensée, de conduite qui tend à expulser tout facteur de division en dehors de la vie du groupe, alors que le socialisme est une association d’individus posés d’emblée comme différents qui, pour coordonner leurs activités économiques spécialisées, forment une association dont ils sont les « sociétaires ». Le cœur du communisme c’est la « communauté des biens », un idéal qui remonte très loin dans l’histoire, et en particulier à la naissance du christianisme.
Il s’agit pour Durkheim d’un modèle idéal de société porté, de loin en loin dans l’histoire, par des théoriciens et des philosophes isolés. Affirmation que l’on pourrait contester lorsqu’on considère la récurrence des tentatives depuis le christianisme primitif de réalisation de communautés. Ce modèle n’est pas centré sur la production des richesses et l’organisation collective de la production, mais sur un idéal moral de vie commune. Ce n’est pas tant la division sociale du travail que le communisme veut organiser de façon consciente que l’unité spirituelle, politique et morale qu’il lui faut préserver contre tout ce qui pourrait diviser la société et altérer une certaine pureté idéale de relation entre les membres de la communauté. De sorte que si le socialisme est bien une doctrine contemporaine de l’anthropologie économique du XVIIIe siècle, le communisme en serait plutôt le refus archaïsant. La communauté, qu’elle soit pensée comme microcosme ou comme macrocosme, vise surtout à se protéger de « l’influence antisociale qui est attribuée à la richesse »[19]. Il s’agit d’extirper du cœur de l’homme ce que les Anciens appelaient la pleonexia, c’est-à-dire le désir d’avoir plus que son dû, la soif de possession devenue à elle-même sa propre fin[20]. Le communisme se rapporte par conséquent à ce que Durkheim appelle dans un autre contexte la « solidarité mécanique » entre des unités égales qui produisent chacune de leur côté et consomment en commun, tandis que le socialisme se rapporte à la « solidarité organique » et à la nécessaire réglementation des activités de production.
Durkheim n’indique peut-être pas assez à propos du communisme tel qu’il resurgit dans la première moitié du XIXe siècle, sur la filiation revendiquée avec la tradition chrétienne et même préchrétienne des mouvements communistes à partir de 1830. Engels, de son côté, a mieux fait le rapprochement entre les débuts du christianisme primitif et les débuts du communisme révolutionnaire moderne[21]. Il a bien dit l’importance de tous ses petits prophètes allemands des débuts du mouvement ouvrier dans ses Remarques sur l’histoire de la Ligue des communistes (1885). Le communisme en France et en Allemagne, comme il le remarque, se caractérise entre 1830 et 1840 comme un christianisme, mieux comme le vrai christianisme. C’est ce que l’on voit bien chez un certain nombre de théoriciens français mais aussi allemands, comme Cabet ou comme Weitling ou encore Moses Hess.
Engels en 1844 dans le journal d’Owen, le New moral World, notait après sa rencontre avec les Icariens : « tandis que les socialistes anglais sont généralement opposés au christianisme et ont à pâtir de tous les préjugés religieux d’un peuple réellement chrétien, les communistes français, alors qu’ils appartiennent à un peuple notoire pour son incrédulité sont eux-mêmes chrétiens. Un de leurs axiomes favoris est que : le christianisme c’est le communisme (en français dans le texte). Ce qu’ils essaient de prouver par la Bible, l’état de communauté dans lequel les premiers chrétiens sont dits avoir vécu, etc ». Il ajoutait qu’il avait retrouvé le même trait chez Weitling : « Weitling et son parti sont à cet égard exactement comme les Icariens en France et ils prétendent que le christianisme c’est le communisme »[22].
Les communistes des années 1830-1840 tiennent en effet que « le communisme, c’est le christianisme », que « le communisme n’est autre chose que le vrai christianisme ». « Oui Jésus Christ est communiste » conclut Cabet dans son, livre Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ (1846). Non pas qu’il s’agisse de créer un « nouveau christianisme » comme Saint-Simon le voudra, expression qui marque un écart avec une religion chrétienne considérée comme dépassée, mais comme le « vrai christianisme », celui qu’a fondé réellement Jésus. Weitling qui a écrit un nouvel évangile est dans la même veine. Pour lui, Jésus est un essénien révolutionnaire pour lequel le royaume des ceux était un projet social idéal à réaliser pratiquement. Cabet va dans le même sens : « Jésus Christ est venu apporter une loi nouvelle, un nouveau principe social, un nouveau système d’organisation pour la société qu’il appelait le Règne ou le Royaume de Dieu, la communauté nouvelle… Son grand principe social était donc la Fraternité des Hommes et des Peuples…il recommandait la communauté des biens en déclarant que l’opulence empêchait d’entrer dans le Royaume de Dieu. (…) Notre communisme icarien est donc le vrai christianisme, nous sommes de vrais chrétiens, les disciples de Jésus Christ ; c’est son évangile qui est notre code et c’est sa doctrine qui est notre guide »[23].
La grande idée de Cabet c’est que « les communistes actuels sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ »[24]. Qu’entendre par là ? Jésus est le premier communiste parce qu’il a prêché le renoncement à la propriété privée et la communauté des biens. « Jésus Christ lui-même a non seulement proclamé, prêché, recommandé la Communauté comme enseignement de la Fraternité, mais il l’a pratiquée avec ses Apôtres »[25] . Et le christianisme vrai, c’est celui qui, tout au long de son histoire, a appelé au renoncement à la propriété et a pratiqué la communauté. Il y a un autre passage intéressant du Voyage en Icarie qui est le discours d’Icar aux prêtres et aux chrétiens, « Prêchez la communauté des biens car Jésus Christ ne l’a-t-il pas établie parmi ses disciples et recommandée à tous les hommes ? Les Apôtres n’étaient-ils pas en communauté ? Les premiers Pères de l’Église ne prêchaient-ils pas la communauté ? Pendant les premiers siècles du Christianisme, tous les Chrétiens ne vivaient-ils pas autant que possible en commun ? Depuis les plus ardents adorateurs de Jésus Christ des milliers de pieux ouvriers n’ont-ils pas vécu dans des Communautés religieuses, prêchant la communauté par leurs actions et leurs paroles ? Oui vous ne seriez que de faux Chrétiens si vous repoussiez la Communauté »[26].
Ces théoriciens-prophètes mettent en avant que si Jésus avait un projet d’organisation sociale fondée sur la communauté des biens, il a connu de loin en loin des réalisations partielles et plus ou moins éphémères, mais qu’il a été finalement trahi par l’Église. C’est ce qu’on pourrait appeler la problématique du « christianisme trahi », voire celle, avant la lettre, de « la révolution trahie ». Voilà comment Cabet décrit l’échec du communisme chrétien : « Si les communautés, ajoute-t-il, avaient été mieux organisées, si elles avaient réuni des familles , et si chacune avait compris un grand nombre de membres, elles auraient probablement établi la Communauté sur la terre : mais ces communautés ne comprenant que des hommes seulement ou que des femmes seulement , et en petit nombre, c’était toujours une espèce d’individualisme, et le communisme s’est arrêté , au mépris du commandement de Jésus-Christ »[27]. De son côté, Weitling soutenait que « si la communauté des biens n’a pas pu fonder jusqu’ici de royaume durable chez les Chrétiens , cela a toujours été dû à la perversion des puissants et des prêtres. Inspirez-vous en tout , strictement de l’enseignement du Christ et vous résisterez à toutes les tentations »[28].
Cette filiation entre communisme et communauté chrétienne des biens est un moment important dans l’histoire du communisme moderne. D’abord parce que cette idée est apparemment très répandue, au moins aux dires de ce témoin qu’est Engels. Il y aurait selon lui en 1844, 500 000 prolétaires Icariens en France. On peut trouver des indices de la diffusion de ces idées assez tard. Dans une brochure d’avril 1848 intitulé L’individualisme et le communisme, rédigée par un artisan communiste Lefuel, on trouve, cette expression « Jésus C,hrist premier républicain de l’univers et premier martyr de la liberté et de l’égalité » et plus loin « la doctrine du Christ n’est pas seulement républicaine , elle est communiste » [29]. On peut ensuite noter le caractère très général de cette filiation jusqu’à des auteurs que l’on n’attendrait pas sur ce terrain. Même les babouvistes ne sont pas épargnés. Buonarroti écrivait : « personne n’est plus convaincu que moi des intentions bienfaisantes de Jésus. Je crois qu’il eut un but temporel et qu’il fut un généreux prédicateur d’égalité et de vertu »[30].
Intéressant aussi parce que la légitimité de la « communauté des biens » ne se trouve nulle part ailleurs que dans la Bible et dans l’histoire du christianisme, ce qui donne raison à Durkheim qui y voit la manifestation d’un écart radical par rapport aux questions et aux nécessités pratiques de l’époque. Dans son histoire du communisme chrétien, Cabet reproduit les opinions de Saint Jean Chrysostome de Constantinople : « chez les chrétiens qui se convertirent à la voix des Apôtres l’égalité la plus parfaite régna constamment. (…) ils puisaient indistinctement comme les autres dans le trésor commun de la société ». Et Saint Ambroise : « la nature a donné toutes les choses en commun à tous les hommes ; car Dieu a voulu que tout fût produit en sorte que chacun en tire sa nourriture , et que la terre fût la possession commune de tous les hommes. La nature donc a établi le droit de Communauté, et c’est l’usurpation qui a produit le droit de propriété ». Et cet autre extrait de Saint Ambroise toujours cité par Cabet : « nous avons perdu les avantages de la communauté en nous créant des propriétés privées ; car l’appropriation, par l’incertitude qu’elle apporte dans les récoltes détruit toute sécurité pour l’avenir. Pourquoi donc ô Riche tiens -tu si fort à ta fortune quand Dieu a voulu que les choses nécessaires à la vie te fussent communes avec les autres êtres animés ? »[31].
Cabet inscrit donc son communisme dans la suite des premiers chrétiens tel qu’il a été présenté par Luc dans les Actes des Apôtres, puis dans la tradition monastique, dans les écrits des Pères de l’Église. Engels soulignera à juste titre que les tentatives de créer le « ciel sur la terre » n’ont en réalité pas cessé depuis le début du christianisme, et il inscrira tous les soulèvements paysans et tous mouvements qui apparaissent à partir du XVI et XVII dans le sillage de la Réforme jusqu’aux émanations communautaires du piétisme qui allaient s’installer avec leurs pasteurs en Amérique du Nord, comme des « masques religieux qui apparaissaient comme des restaurations du christianisme primitif à la suite d’une corruption envahissante »[32].
Mais Engels ne s’intéressera pas vraiment à ce qui a pu passer du christianisme dans le socialisme et le communisme moderne. Il ne se demandera pas comment il se fait que des formules comme celles que l’on trouve dans les Actes des apôtres ont pu être transmises dans la doctrine socialiste et communiste au point de devenir des formules canoniques du communisme moderne ( « il est donné à chacun selon ses besoins » Luc…).
Limite de la thèse de Durkheim
Dans les formes historiques de communisme religieux d’inspiration chrétienne ce qui domine est indiscutablement l’idée que le renoncement aux biens, la pauvreté voulue, la mise en commun des biens et de la vie permettent le changement de l’individu, une amélioration morale, un progrès spirituel. Le dépouillement de ses biens personnels, la vie commune, sont des moyens du salut. Il n’est pas question seulement, ou même prioritairement de bien-être économique. Il ne s’agit pas de créer le paradis sur terre, mais de se préparer à y entrer. Sur ce point, Durkheim a raison. Mais il ne voit que le côté archaïsant du communisme des années 1830. Or les communistes du XIXe sont bien autre chose que de simples continuateurs du Christ prêchant la communauté des biens, ils sont autre chose que ce qu’ils disent. Même si la dimension morale du communisme reste prépondérante, on commence cependant à passer à autre chose avec Babeuf, Buonarroti ou Cabet, selon des glissements subtils, parce que la période historique a changé. Le communisme ne se conçoit pas seulement comme une mise en commun des biens et des propriétés mais comme une organisation collective du travail guidée par la préoccupation non seulement de la vertu mais aussi du bien-être matériel des membres de la communauté. De même que la dimension morale de l’association ne doit et ne peut être ignorée, la dimension économique de la communauté ne peut être écartée. Ce n’est pas seulement un communisme de l’amour, de la consommation, de la communion. C’est aussi un communisme de la production, de l’organisation du travail en tant que l’économie est régie par les principes unitaires et égalitaires de la communauté. Il s’agit bien de penser une grande société « fondée sur la base de l’égalité la plus parfaite » dans laquelle « toutes nos lois doivent avoir pour but d’établir entre nous l’égalité la plus absolue dans tous les cas où cette égalité n’est pas matériellement impossible ». L’unité de la communauté exige l’égalité dans la production, dans la répartition, dans la consommation. Deux éléments importants sont à retenir. Premier élément, ce communisme est certes celui de l’égalité et de la fraternité : « tous ne forment aussi qu’une seule Famille, dont les membres sont unis par les liens de la Fraternité »[33], mais il est fondé, par extension de la problématique unitaire à l’ensemble de l’économie, sur la communauté des travaux, dont le principe est l’égalité dans les efforts de travail. Ces communistes tout chrétiens qu’ils se veulent, sont les héritiers aussi de Gracchus Babeuf qui avait dans sa doctrine des Égaux poser cette symétrie entre consommation et production, entre jouissance et travail. A l’article 4 de la doctrine babouviste, il était ainsi prescrit : « tous doivent supporter une égale portion de travail et en retirer une égale quantité de jouissance » [34]. Lorsqu’on considère le passage décisif du Voyage en Icarie concernant les « principes de l’organisation sociale en Icarie », on voit bien que la question de l’organisation du travail, de la répartition des efforts, de la propriété des moyens de production y tient une grande place, sans rapport explicite avec les évangiles ou des considérations théologiques. « Tous travaillent le même nombre d’heures » est un principe de base de la société icarienne. Dans cette grande communauté, « tous sont associés, citoyens, égaux en droits et en devoirs, tous partagent également les charges et les bénéfices de l’association ».[35] Et c’est la communauté organisée politiquement de la façon la plus démocratique par des assemblées locales et nationale qui possède tout et organise tout : « Ainsi c’est la République ou la Communauté qui seule est propriétaire de tout, qui organise ses ouvriers et qui fait construire ses ateliers et ses magasins ; c’est elle aussi qui fait cultiver la terre, qui fait bâtir les maisons, qui fait fabriquer tous les objets nécessaires à la nourriture , au vêtement, au logement et à l’ameublement ; c’est elle enfin qui nourrit, vêtit, loge et meuble chaque famille et chaque citoyen »[36]. Tout est propriété commune : « notre territoire, avec ses mines souterraines et ses constructions supérieures, ne forme qu’un seul domaine, qui est notre domaine social. Tous les biens meubles des associés, avec tous les produits de la terre de l’industrie, ne forment qu’un seul capital social. Ce domaine social et ce capital social appartiennent indivisiblement au Peuple qui les cultive et les exploite en commun, qui les administre par lui-même ou pas ses mandataires, et qui partage ensuite également tous les produits ». « Tous les instruments de travail et les matières à travailler sont fournis sur le capital social, comme tous les produits de la terre et de l’industrie sont déposés dans des magasins publics. Nous sommes tous nourris, vêtus, logés et meublés avec le capital social, et nous le sommes tous de même, suivant le sexe, l’âge et quelques autres circonstances prévues par la loi ». Comme on le voit, on est très loin d’avoir à faire seulement à un communisme de l’amour, de la consommation, de la communion. Il s’agit plutôt d’une extension et d’une application de la forme communautaire de filiation chrétienne à l’économie industrielle et agricole moderne.
Le deuxième point, qui échappe à Durkheim, et pour la même raison, c’est le rôle du progrès technique dans le communisme moderne. La machine, pour Cabet, va enfin permettre la réalisation effective de la communauté complète. Elle est la condition enfin trouvée de la réalisation du christianisme : la « Communauté des biens sera réalisée beaucoup plus facilement grâce aux progrès de l’industrie » ; « le développement actuel et sans borne de la puissance productrice au moyen de la vapeur et des machines peut assurer l’égalité d’abondance »[37] .
Le communisme icarien a fait clivage et il a été rejeté par nombre de socialistes, ou de mutuellistes, incarnant pour beaucoup ce que plus tard les anarchistes appelleront le « communisme autoritaire ». Une autre critique courra à l’encontre d’un autre aspect de ce communisme, et qui est l’égalité complète dans la répartition des biens dans la communauté telle qu’elle était promue par les babouvistes puis les Icariens. On a vu plus haut ce qu’en pensaient les « phalanstériens » de Victor Considerant. L’une des condamnations les plus fermes dont Marx et Engels se souviendront est celle des saint-simoniens dans la Doctrine de Saint-Simon, ouvrage dans lequel ils entendent distinguer soigneusement « association » et « communauté des biens » : « Nous devons prévoir que quelques personnes confondront ce système (celui de l’association) avec celui que l’on connaît sous le nom de communauté des biens. Il n’existe cependant aucun rapport entre eux. Dans l’organisation sociale de l’avenir, chacun, avons-nous dit, devra se trouver classé selon sa capacité, rétribué suivant ses œuvres ; c’est indiquer suffisamment l’inégalité de partage. Dans le système de la communauté, au contraire, toutes les parts sont égales ; et contre un pareil mode de répartition, les objections nécessairement se présentent en foule. Le principe de l’émulation est anéanti, là où l’oisif est aussi avantageusement doté que l’homme laborieux, et où celui-ci voit, par conséquent, toutes les charges de la communauté retomber sur lui. (…) Ces objections sont fondées et sans réplique quand elles attaquent le système de la communauté des biens ; mais elles n’ont aucune valeur si on les oppose au principe de la classification et de la rétribution selon les capacités et les œuvres, principe que nous croyons destiné à régler l’avenir. »[38]
Marx et Engels n’étaient pas moins critiques lorsque, dans le Manifeste du parti communiste, ils n’avaient pas de mots assez durs pour dénoncer l’esprit sectaire et réactionnaire, de ceux qui ne voyaient d’issue au capitalisme que dans la constitution de petites communautés où règneraient « un ascétisme général et un égalitarisme grossier »[39].
La question se pose de savoir ce que Marx et Engels vont faire de cette disjonction entre communauté et association, comment ils vont passer du slogan « tous les hommes sont frères » de la Ligue des Justes au slogan « prolétaires de tous les pays unissez-vous » de la Ligue des communistes. Comment ont-ils repris à leur propre compte le nom de « communisme » tout en rejetant la problématique égalitariste et ascétique de la « communauté des biens » qui jusque-là l’avait caractérisé ? Et quel rapport, d’un autre côté, entretiennent-ils avec la problématique de l’association des saint-simoniens et des fouriéristes?
Marx et l’« être-commun » comme association
Cette caractérisation du communisme utopique comme « communauté des biens », dont l’institution-type et la manifestation est le repas fraternel[40], n’est pas totalement étrangère à Marx, pas plus qu’elle ne l’est à Proudhon. Mais c’est un commun rejet de ce modèle communautaire qui les inspire l’un et l’autre. Dans les Manuscrits de 1844, Marx critique ce communisme brut, grossier qui généralise la pauvreté. Mais il y verra moins une position anhistorique qu’une négation abstraite de la propriété privée et de la personnalité, qui est encore marquée par ce qu’elle nie et qui n’a pas encore saisi le mouvement de l’histoire comme négation réelle de la propriété privée[41]. Quant à Proudhon, il s’en prendra à « l’hypothèse communiste », qu’il oppose à « l’hypothèse individualiste ». Le communisme, écrit-il, veut absorber l’individu dans le groupe, le soumettre entièrement à la communauté, sans lui laisser aucune initiative : « Dans le communisme, la société, l’État, extérieur et supérieur à l’individu jouit seul de l’initiative ; hors de lui, point de libre action ; tout s’absorbe en une autorité anonyme, autocratique, indiscutable, dont la providence gracieuse ou vengeresse distribue d’en haut, sur les têtes prosternées, les châtiments et les récompenses. Ce n’est pas une cité, une société ; c’est un troupeau présidé par un hiérarque, à qui seul, de par la loi, appartiennent la raison, la liberté et la dignité d’homme »[42]. Et cette position ne sera pas isolée. On la retrouve chez tous ceux qui se réclameront de l’anarchisme et tiennent que l’égalité économique n’est pas une condition suffisante de la liberté mais qu’il y faut encore l’abolition de l’État. On sait que Marx avait également cet objectif.
Le tour de force de Marx tient précisément au fait d’être parti de la modernité saint-simonienne du socialisme en cherchant à lui rattacher, par projection dans l’avenir, la perspective du communisme présenté comme une société enfin débarrassée de l’hypothèque de la rareté et de la nécessité. La société communiste peut alors être coupée de toute attache au modèle de la société archaïque, celle d’avant la division du travail. L’utopie communiste de la communauté ascétique et hiérarchique, telle que l’a critiquée Proudhon et analysée Durkheim, est récusée avec la dernière énergie. Le document qui est à cet égard le plus éloquent est la « circulaire contre Hermann Kriege » de 1846. Il s’agit en fait d’une suite de résolutions adoptées par une réunion de huit communistes concernant le journal allemand de New-York, Der Volks-Tribun, rédigé par Hermann Kriege, communiste allemand émigré aux Etats-Unis. La troisième section de ce document, intitulée « Fanfaronnades métaphysiques », épingle l’idéal de l’homme communiste tel qu’il est défini par Kriege. Selon ce dernier, l’homme communiste aspire à « se dévouer entièrement à l’espèce ». La lutte pour la société communiste est ainsi comprise comme « la quête du grand esprit de la communauté », grand esprit qui déborde « de la coupe de la communion » et jaillit, « tel l’Esprit-Saint, de l’œil du frère ». Il suffirait donc de reconnaître cet esprit « pour unir tous les hommes dans l’amour ». Aux yeux de Marx et d’Engels, ce « résultat métaphysique » découle de la confusion entre communisme et communion. Leur conclusion est la suivante : « Kriege prêche ainsi, au nom du communisme, la vieille chimère religieuse élucubrée par la philosophie allemande, qui est en contradiction directe avec le communisme. »[43]Le geste de rupture ici accompli est révélateur d’une intention théorique profonde : retourner le « communisme » contre l’idéal religieux de « communauté » dont il est pourtant historiquement issu.
Ce retournement n’est possible qu’à la condition qu’en lieu et place de l’opposition entre « socialisme » et « communisme », ce soit l’opposition entre une utopie d’inspiration religieuse et une science du développement des sociétés qui devienne déterminante. Le communisme ne veut plus alors désigner « ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler », mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses (die wirkliche Bewegung welche den jetzigen Zustand aufhebt)», selon les termes de L’idéologie allemande. Le communisme ne se présente donc pas comme une utopie, mais à la fois comme un processus historique, dont le socialisme serait la science, et comme le résultat nécessaire de ce même processus. On voit donc la complexité introduite dans des réponses que seule la dogmatique ultérieure a cherchée à lisser. Le « communisme » de Marx n’est à certains moments rien d’autre que l’association saint-simonienne posée non plus comme une création imaginaire mais comme un phénomène inscrit dans le mouvement de l’histoire. A d’autres moments, et en particulier après la Commune de Paris comme « forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat », il semble bien que la « communauté » ait pu être assimilée à la forme communaliste, pourtant largement inspirée de Proudhon[44]. Il n’est que d’examiner l’usage que Marx et Engels peuvent faire du terme d’ « association » pour se convaincre qu’ils continent à donner à ce terme une force de sens qui n’est pas exempte d’équivoque. Tantôt ce terme désigne un processus objectif, celui de la coopération et de la division du travail, tantôt il renvoie à la société communiste qui se donne comme l’aboutissement de ce même processus objectif. Ainsi, dans les Grundrisse, Marx écrit que « l’association des travailleurs (Die Assoziation der Arbeiter) », c’est-à-dire la coopération et la division du travail, apparaît « comme force productive du capital », et qu’en ce sens elle n’est « pas non plus posée par les travailleurs, mais par le capital », si bien que « leur réunion (Vereinigung) n’est pas leur existence, mais l’existence du capital »[45]. Mais, d’un autre côté, Le Capital compare dans un développement célèbre la société communiste à l’activité de Robinson sur son île : cette société est définie comme « une association d’hommes libres (ein Verein von freier Menschen) travaillant avec des moyens de production collectifs »[46]. On fera valoir que Verein a ici le sens d’une forme institutionnelle, ce qui n’est pas le cas pour la Vereinigung du passage des Grundrisse. Reportons-nous au Manifeste communiste : on y trouve les deux significations portées par le même mot, celui d’Assoziation. D’un côté, il est question du progrès de l’industrie qui substitue à l’isolement des ouvriers par la concurrence leur union révolutionnaire par l’association (ihre revolutionäre Vereinigung durch die Assoziation)[47]. Mais, d’un autre côté, la société communiste est décrite comme « une association (eine Assoziation) dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », ce qui a pour condition que toute la production soit concentrée « entre les mains des individus associés». On voit que le mot « association » renvoie à la fois à une tendance objective à l’œuvre dans le capitalisme, celle de la concentration des ouvriers dans la grande industrie, et à la société à venir qui est censée résulter du « mouvement réel », c’est-à-dire de cette même tendance objective. Mais par là aucun raccord, sinon purement verbal, entre les deux significations n’est véritablement opéré. Car, si d’un côté l’on considère le seul processus objectif de la coopération et de la division du travail, ce qui se dessine c’est le modèle d’une société-fabrique soumise à une discipline de fer. En témoigne en particulier un passage du Capital dans lequel Marx adresse aux apologues bourgeois de la division manufacturière du travail une critique non exempte d’ambiguïté : ces mêmes personnes « ne trouvent rien à dire de pire contre toute idée d’organisation générale du travail social que celle-ci transformerait la société tout entière en une vaste fabrique »[48]. Certes, Marx pointe ici l’inconséquence qu’il y a à célébrer la division manufacturière du travail tout en dénonçant tout contrôle social conscient de la production comme une extension du modèle de la fabrique à toute la société, mais à le lire on ne peut se défendre de l’idée que la transformation de la société « en une vaste fabrique » est à ses yeux le prix à payer pour la mise en œuvre d’une telle réglementation. D’un autre côté, si l’on considère la représentation de la société future en termes de grande association, c’est alors un tout autre modèle qui s’impose dont on voit mal comment il pourrait se concilier avec le premier, tant la relation radicalement non hiérarchique qui y prévaut semble exclure la stricte subordination entre les individus impliquée par le modèle de la société-fabrique.
Cette difficulté est moins résolue que déplacée par la thèse selon laquelle cette grande association formerait une communauté au sens d’un « être » ou d’une « essence » commune (Gemeinwesen). Ce concept permet d’éviter l’écueil organiciste ou spiritualiste de la communauté (Gemeinschaft) comme être moral supérieur aux individus, ce qui exigerait de la part de ces derniers une subordination sans réserve, comme c’était précisément le cas dans l’égalitarisme grossier du communisme babouviste. En ce sens il répond à une préoccupation bien légitime : comment obtenir de l’association qu’elle donne naissance à un tout sans pour autant que ce tout ne soit supérieur aux individus qui le composent et aux liens qu’ils ont volontairement établis entre eux, ce qui aurait immanquablement pour effet de défaire le lien de l’association ? Mais il est plus difficile de comprendre en quoi cette essence commune se distingue de la communauté autoritaire et vertueuse des utopistes. On doit resituer la préoccupation de Marx dans le contexte de la polémique contre Stirner. Rappelons que dans L’Unique et sa propriété (1844) ce dernier oppose l’« association » à la « société » ou à la « communauté ». L’association limite ma liberté mais non mon individualité, car il ne s’agit que d’une convention qui ne crée aucune puissance supérieure à la mienne. Au contraire, la société ou la communauté constitue une puissance « en soi » ou « au-dessus de moi », à laquelle je dois sacrifier non seulement ma liberté, mais mon individualité. L’Etat est précisément la figure de la communauté en tant qu’elle revendique « mon vrai Moi » devant lequel je suis sommé de me prosterner. A l’inverse, « l’association de quelque sorte qu’elle soit est toujours ma création propre, ma créature, elle n’est pas sacrée, elle n’est pas une puissance spirituelle dominant mon esprit ». Ce que je suis comme individu ne peut donc s’affirmer que dans l’association, « parce que l’association ne te possèdes pas, parce que c’est au contraire toi qui la possèdes et l’utilises à ton profit ». Si « la société que veut fonder le communisme paraît tenir de très près à l’association », il n’y a là en réalité qu’une apparence trompeuse : le communisme, assure Stirner en faisant référence à Weitling, ne fait que donner au principe chrétien « les conséquences les plus rigoureuses ». En somme, si l’association n’est qu’un moyen pour le moi de renforcer sa puissance, la communauté préconisée par les « communistes » est en revanche une fin en soi qui immole mon bien et ma propriété sur l’autel du « bien commun » : « la société se sert de toi, tu te sers de l’association »[49].
Il faut chercher la réponse de Marx à Stirner du côté du type d’individualité reconnue à ceux qui partagent l’être-commun de ce qu’il faut bien appeler l’« association communiste ». Dans L’Idéologie allemande, Marx oppose à Stirner et à son « association volontaire d’égoïstes » la conception qu’un Fourier se faisait de l’association : alors que Stirner fait l’éloge des « unions bourgeoises » et des « clubs bourgeois » existants, Fourier rapporte ces associations aux conditions de production et d’échange existantes et en appelle à une « transformation totale et révolutionnaire de la société »[50]. De fait, lorsqu’il se représente l’individu de l’association communiste, Marx est proche de Fourier. A l’individualisme étriqué de Stirner il oppose l’« individu total » de l’association communiste. Il comprend par cette expression un individu qui déploie une totalité de facultés dans sa propre activité de production. Ce qui implique que l’activité de cet individu ne soit plus mutilée et séparée d’elle-même par la division du travail. On obtient ainsi une homologie parfaite entre le tout-individu et le tout-communauté : si la communauté n’est plus un être séparé des individus, c’est pour autant que chaque individu est en lui-même, non plus un individu partiel, mais un individu total. La communauté n’est un tout non hiérarchique que parce que chaque individu est déjà en lui-même un totus, de sorte que la relation des individus les uns avec les autres est une relation d’entre-expression immédiate entre des totalités. C’est ce que disait déjà avec force ce texte tiré des Notes de lecture de 1844 : « Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre … J’aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, mon être-commun (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre.»[51] Si l’on suit cette ligne de pensée, on voit s’ébaucher l’image d’une « société-personne »[52] qui se rapporte immédiatement à elle-même en raison de la « simplicité transparente » de ses relations sociales : c’est très exactement la vision de la société communiste donnée par le chapitre I du Capital, cette association d’hommes « dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule (eine) force de travail sociale »[53]. Si l’on demande maintenant ce qui fait dès à présent de cet individu total une nécessité pratique, on obtient cette réponse déconcertante : c’est le mouvement de la grande industrie qui crée lui-même les présuppositions matérielles (materiellen Voraussetzungen) du remplacement de l’individu partiel (Teilindividuum) par l’individu totalement développé (total entwickelte Individuum)[54]. Le même problème demeure donc toujours : de la division du travail dans la grande industrie à la société qui se rapporte à elle-même immédiatement à travers le travail de ses membres, il n’y a aucun passage nécessaire, mais à l’inverse une projection typiquement idéaliste qui est déniée comme telle.
On mesure par là l’étrange et tragique destin du marxisme. Tandis que Marx a modifié le sens du mot « communisme » pour lui faire désigner une société d’individus émancipés de toute contrainte, les partis et les régimes communistes se sont employé après lui, et en son nom, à mettre en œuvre une oppression inédite des individus par l’État allant jusqu’à l’emprisonnement et l’extermination de masse. C’était pour le moins donner raison à tous ceux qui, à l’instar de Proudhon, pouvaient craindre que « l’hypothèse communiste » des philosophes abstraits ne donne lieu au pire des régimes. Que la réactivation de cette « hypothèse » se fasse aujourd’hui sous le signe d’un platonisme déclaré (en l’occurrence, celui d’Alain Badiou) n’étonnera guère ceux qui savent que le communisme pré-marxiste doit à l’auteur de La République l’essentiel de son inspiration. Sur ce point, il vaut la peine de se remémorer le jugement sans appel de Marx : « La République de Platon, dans la mesure où la division du travail y est développée comme principe constitutif de l’Etat, n’est que l’idéalisation athénienne du système égyptien des castes »[55]. Toute la question est de savoir s’il faut redonner vie à la doctrine du « socialisme associationniste » pour faire pièce à une telle remise au goût du jour. On peut légitimement douter que l’idéal de la société comme « grande association » transparente à elle-même soit de nature à constituer une alternative crédible à la nouvelle apologie de la communauté platonicienne. Toute pensée soucieuse d’affronter aujourd’hui la question du commun doit sortir de cette alternative et commencer par poser que le commun n’est ni dans l’avoir-en-commun de la communauté, ni dans l’être-commun de l’association, mais seulement dans l’agir commun comme institution du commun.
Notes
[1] Cet exposé reprend et prolonge notre article « Entre communauté et association », publié dans « Socialisme : y revenir » ? Cités, n°43, Presses universitaires de France, 2010.
[2] Gérard Bensussan, Moses Hess la philosophie le socialisme (1836-1845), PUF, p. 162.
[3] Karl Marx, Philosophie, Folio essais, 2005, p. 44.
[4] Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions sociales, 1981, p. 30
[5] « La différence scientifique entre socialisme et communisme », tel est en revanche le propos de Lénine dans le chapitre 5 de L’État et la révolution.
[6] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduit, traduit et annoté par F. Fischbach, Vrin, 2007, p. 143-147.
[7] Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions sociales, édition bilingue, 1977.
[8] Ibid., p. 93-95.
[9] Emile Durkheim, Le socialisme, sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne, Librairie Felix Alcan, 1928.
[10] Ibid., p. 25.
[11] Ibid., p. 34.
[12] Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Paris, 1830, p. 115.
[13] Ibid., p. 77 à 83.
[14] F. Engels, op.cit., p. 99.
[15] Cf. Philippe Chanial, Justice, don et association, La délicate essence de la démocratie, La Découverte/Mauss, 2001 et plus récemment, La délicate essence du socialisme, Au bord de l’eau, 2009.
[16] Victor Considerant, Principes du socialisme, Manifeste de la démocratie au XIXe siècle première édition 1843, et réédition 1847, suivi de La solution ou le gouvernement direct du peuple, 1850, Réédition Otto Zeller, Osnabrück, 1978, p. 80 et 81.
[17] Ibid. p. 41.
[18] Cité par Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, Au bord de l’eau, 2009, p. 70 et 71.
[19] Emile Durkheim, op. cit., p. 46.
[20] Cette dimension est très fortement soulignée dans le texte de Gerrard Winstanley, L’étendard déployé des vrais niveleurs (1649) : la suppression de la propriété privée, grâce à laquelle un peuple sera « uni dans l’unité (Oneness) par une commune communauté de vie (common community of livelihood) », doit anéantir « l’homme charnel empli de convoitise et d’orgueil », cf. la traduction du texte aux Editions Allia, 2007.
[21] Friedrich Engels, « Contributions à l’histoire du christianisme primitif », Devenir social, 1894.
[22] MEGA, I, 2, 441.Cité par Henri Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Editions Cujas , 1965.
[23] Étienne Cabet, Colonie icarienne aux Etats-Unis : sa situation, Paris 1856. Cité par Henri Desroche, in préface au Voyage en Icarie, Anthropos , 1970.
[24] Appendice au Voyage en Icarie, Anthropos, 1970, p. 567.
[25] Ibid., p. 567.
[26] Ibid., pp. 345-346
[27] Appendice au Voyage, p. 567.
[28] W.Weitling, L’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, cité par Auguste Cornu , Karl Marx et Friedrich Engels, Leur vie et leur œuvre, tome second, PUF, 1958, p. 148.
[29] Paris, chez Desloges, 1848, p.4 et 5.
[30] Lettre de 16 avril 1830 cité par Desroche p. 123
[31] cité par Cabet, Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ, bureau du Populaire, avril 1846. p. 232 et 233 et p. 589.
[32] F.Engels, Contributions à l’histoire du christianisme primitif, Devenir social, 1894. F. Engels remarque à propos des communistes après 1830 : « Les communistes révolutionnaires français, de même que Weitling et ses adhérents, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit : « Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs. »
[33] Voyage, p. 35.
[34] Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’égalité dite de Baboeuf, Tome premier, Paris , Baudouin Frères, 1828, p. 142-143 .
[35] Voyage, p. 35.
[36] Voyage, p. 36
[37] Préface au Voyage, p. III.
[38] Doctrine de Saint-Simon, Exposition, édition 1831, p. 183.
[39] Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Livre de poche, p. 48.
[40] On sait que Pierre Leroux voit dans cette pratique spartiate des « philities » une institution qui prépare l’eucharistie chrétienne et le socialisme (De l’Egalité, Paris, 1838).
[41] Cf. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit.
[42] Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858), p.151. Dans De la capacité politique des classes ouvrières (1865), il oppose dans le même esprit le « système du Luxemburg », ou « système communiste », au « système du Manifeste », ou « système mutuelliste ». La première expression renvoie à la commission du Luxemburg de la révolution de 1848, la seconde au Manifeste des soixante ouvriers parisiens de 1864.
[43] Karl Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 1472-1473.
[44] Il suffit de se reporter à la note ajoutée par Engels pour l’édition de 1885 de l’Adresse du Comité central de la Ligue des communistes (mars 1850) pour voir au prix de quelles contorsions théoriques ce dernier cherche à justifier rétrospectivement la condamnation de la « constitution communale libre » en mars 1850 tout en se ralliant à la Selbstregierung provinciale et locale en 1885 (Œuvres IV, p. 557).
[45] Manuscrits de 1857-58, II, p. 75 (traduction modifiée).
[46] Le Capital, Livre I, p.90.
[47] Marx § Engels, Manifeste du parti communiste, GF Flammarion, p. 89. Ce passage est reproduit en note dans la partie du chapitre XXIV du Livre I du Capital consacrée à la « Tendance historique de l’accumulation capitaliste » (Ibid., p. 857).
[48] Le Capital, op. cit., p. 401.
[49] Max Stirner, L’Unique et sa propriété, La Table ronde, 2000, p. 334. Sur tous ces points, ibid., p. 327 à p. 333.
[50] L’Idéologie allemande, Editions sociales, 1968, p. 457-458.
[51] Karl Marx, Œuvres II, p. 33 (traduction modifiée).
[52] L’expression est de Bernard Chavance, Marx et le capitalisme, Armand Colin, 2009, p. 137.
[53] Le Capital, op. cit., p. 90.
[54] Ibid., p. 547-548. La notion de l’ « individu total » apparaît dès L’Idéologie allemande qui parle expressément de totalen Individuen (Marx-Engels Jahrbuch 2003, Akademie Verlag, Berlin 2004, p. 90-91). Elle ne sera jamais abandonnée.
[55] Ibid., p. 413.
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