dimanche 24 octobre 2010

Contribution pour la séance du 3 novembre de Pierre Dardot

La question du passage

Pierre Dardot

« Du public au commun » : le titre du séminaire a tout d’une annonce programmatique, ce qui est plus encore mis en évidence par le thème des deux exposés de cette première séance, « Le passage du public au commun ». En effet, avec le terme de « passage », ce qui est encore implicite dans le titre devient explicite : on a là l’idée, non d’un passage qui serait déjà en cours ou d’un processus déjà engagé, mais bien à mon sens d’un passage qui dessine les contours d’une tâche en ce qu’il définit ce qui est souhaitable et même nécessaire, ce qui mérite par conséquent d’être promu au rang d’objectif par et pour l’activité pratique. Entendu ainsi, le titre veut dire : il faut passer du public au commun, de quelque manière qu’on entende ce « il faut » et quelque précaution que l’on prenne pour le distinguer d’un devoir-être abstrait. La question préjudicielle, celle qui se pose préalablement à la question du ou des modes du passage (comment effectuer ce passage ?) est donc la question de la nécessité d’un tel passage (pourquoi faut-il passer du public au commun ?). Mais on peut encore aller au-delà, jusqu’à se demander ce que présuppose le fait même de s’interroger en termes de « passage ». On pourrait se demander quel rapport se trouve par là impliqué entre le point de départ du passage et son aboutissement ou sa fin. De toute évidence, si un passage est possible, c’est que le rapport ne peut pas être un rapport de pure et simple confrontation ou d’exclusion mutuelle. On ne saurait en effet se proposer de « passer du privé au commun » tant le rapport entre les deux est justement d’opposition directe, alors qu’on peut très bien se proposer de substituer le commun au privé, mais à condition d’être conscient que cela même présuppose la destruction du privé, ce qui est tout, on en conviendra aisément, sauf l’amorce d’un passage. La question vaut d’autant plus la peine d’être posée que le public semble à première vue s’opposer également au privé, c’est-à-dire avoir le même contraire direct que le public, de sorte qu’il paraît assez tentant de rapprocher le commun et le public jusqu’à les rendre indiscernables l’un de l’autre.
C’est ce que fait Hannah Arendt dans le chapitre II de Condition de l’homme moderne en jouant sur le fait que le commun et le public ont en commun de s’opposer tous deux au « privé », lui-même assimilé au « propre ». Elle ramène pour ainsi dire l’opposition du « domaine public » et du « domaine privé » à l’opposition du commun (koinos) et du propre (idios). En grec, idios désigne ce qui est privé ou propre à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un bien ou d’une manière d’être, par opposition à ce qui est public (koinos). Pour Arendt, le « domaine public » coïncide avec le « monde commun », celui de la cité et donc de la politique, par opposition au domaine privé qui est celui de la « propriété » (en latin proprius dériverait de pro privo, « à titre particulier » et proprietas dériverait de proprius avec le double sens de « possession » et de « caractéristique »), domaine dans lequel on est « privé de » quelque chose d’essentiel, à savoir précisément de l’être ensemble qui définit le monde commun. A suivre cette ligne de pensée, on ne serait donc nullement fondé à poser la question du passage du public au commun : le public et le commun sont le même, et un passage ne peut s’opérer à l’intérieur du même. On pourrait, en laissant de côté des considérations aussi théoriques, invoquer tout simplement une certaine urgence pratique pour mieux écarter une telle question : le public faisant aujourd’hui l’objet d’attaques répétées, il s’agit avant tout de le défendre contre l’offensive du privé (préparation, à travers la réforme des retraites, du régime par capitalisation, privatisation de l’eau, droits de propriété intellectuelle, brevets, etc.). Dans un tel schéma, où la seule opposition consistante est celle du public sous la figure de l’Etat et du privé sous la figure du marché, le « commun » fait figure d’intrus à la place difficilement assignable, de tiers encombrant aux contours mal définis. On ne doit surtout pas se dérober et poser de but en blanc la question : en quoi le commun, et non le public, est-il le véritable enjeu, et en quoi l’opposition du privé et du public n’est-elle plus aujourd’hui l’opposition pertinente ? Et en quoi la tâche est-elle bien de passer du public au commun, ce qui présuppose que le rapport du premier au second ne soit ni un rapport de pure et simple confrontation, ni un rapport de synonymie, de manière à rendre possible quelque chose qui soit de l’ordre d’une  transformation pratique du public qui aille au-delà du public?




1/ Les limites de la définition politique et juridique du public (par opposition au privé)

Le terme de « commun » admet deux sens, un premier sens faible, dont on s’autorisera pour dire, par exemple, de plusieurs personnes qu’elles ont quelque chose de commun (exercer la même profession, présenter des similitudes physiques, avoir les mêmes origines, etc.) et un sens beaucoup plus fort qui fera dire que nous avons en commun, par exemple de partager certains intérêts : avoir quelque chose de commun et avoir quelque chose en commun sont donc deux manières très différentes pour quelque chose qui est commun d’exister.

Manifestement, la catégorie du public dont nous avons hérité par le droit romain relève du sens fort : le publicum c’est bien entendu le domaine public au sens de la propriété de l’Etat, mais c’est d’abord l’Etat lui-même et tout ce qui se rapporte à l’Etat. Les citoyens d’un Etat n’ont pas simplement quelque chose de commun, certains traits qui feraient qu’ils présentent une similitude extérieure, mais véritablement quelque chose en commun, à savoir précisément leur qualité de citoyens appartenant au même Etat, et donc de membres du même peuple, lui-même défini comme une communauté politique. C’est par transfert des attributs de l’Etat aux choses, aux biens, aux activités et aux fonctions qui relèvent de l’Etat qu’on en viendra à parler de biens publics, de propriété publique, de domaine public, de fonctions ou de charges publiques, ou encore d’administration publique. Un exemple en est donné par la notion juridique d’ager publicus qui a joué un grand rôle pendant toute l’histoire de la république romaine: lors de la conquête de l’Italie, Rome confisque une partie des terres des vaincus qui devient alors propriété collective du peuple romain et y installe alors des colons issus de la plus basse plèbe. L’Etat prit par la suite l’habitude de remettre à ses créanciers, qui étaient le plus souvent de membres de la nobilitas, la jouissance presque gratuite d’immenses étendues de terres publiques. Marx a en ce sens tout à fait raison de faire remarquer dans les Grundrisse qu’à Rome l’ager publicus apparaît « en tant qu’existence économique particulière de l’Etat à côté (neben) des propriétaires privés  au sens propre du terme », dans la mesure où ils sont, comme plébéiens, exclus de l’utilisation de cette terre (ce qui n’a rien à voir avec la « terre communale » ou « terre du peuple » chez les Germains, précise-t-il). La remarque est plus profonde qu’il n’y paraît : le public existe ainsi « à côté » du privé, non seulement il ne l’exclut nullement, mais il en a plutôt besoin pour se constituer. Il ne s’agit donc pas tant d’une opposition de principe que d’une dualité ou d’une partition entre deux sphères dont chacune a besoin de l’autre pour exister. Ainsi, le droit public ou droit de l’Etat a besoin du droit privé comme droit des particuliers dans la mesure où il trouve en lui sa propre limite constitutive.

Rousseau redéfinira le public en restant pour l’essentiel fidèle à cet héritage juridique : « le public » s’identifie chez lui à « la communauté », soit à l’universalité des citoyens réunis en corps politique, de sorte que par la vertu de cette incorporation se constitue la république ou « chose publique » et la « personne publique » comme « personne morale ». Tout repose ici sur le fait que la dualité de l’universel  (ou du général) et du particulier devient  intérieure à l’individu sous la forme de la dualité de l’homme et du citoyen. Le public est commun à tous en tant que citoyens d’un Etat déterminé, alors que ce qui est commun à quelques-uns, fussent-ils très nombreux, voire l’écrasante  majorité, relève encore de la sphère du privé, et non seulement ce qui propre à un seul individu : par là la dualité du public et du privé est soustraite à toute définition par l’extension numérique.

Cette conception du public se heurte à deux limites qui découlent des deux rapports sous lesquels  la « communauté » ou le « souverain » peut être considéré : tout d’abord, le rapport du public aux citoyens qui en sont membres, en second lieu, le rapport du public aux autres publics, c’est-à-dire aux souverainetés étrangères. Premier rapport : le public est certes constitué des citoyens, mais derrière la fiction (« l’Etat c’est nous »), ce qui se dissimule c’est un rapport de tutelle de l’administration de l’Etat sur les citoyens, donc de subordination des citoyens à l’Etat. Ce qui est en question, c’est tout simplement le monopole de l’administration étatique en tant qu’il exclut tout contrôle de la part des citoyens, a fortiori toute participation directe à la production des règles gouvernant l’action d’une administration censée servir le « bien public ». C’est ainsi que le point aveugle de la théorie rousseauiste du public est la place donnée à l’administration publique en tant qu’elle est chargée de l’économie publique (Cf. article « Economie politique » de l’Encyclopédie) : contrairement à ce que prétend Rousseau, cette administration constitue un véritable corps particulier ayant ses propres intérêts.

Considéré sous un deuxième rapport, chaque Etat n’est qu’un Etat parmi d’autres, donc certes une personne publique relativement à chaque individu qui en est membre, mais en même temps une personne particulière relativement aux autres personnes publiques existantes, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’Etat universel, ni même d’Etat des Etats. On pourrait donc être tenté d’opposer à cette conception que l’universel de l’Etat n’est qu’un universel étroitement particulier, celui d’un Etat-nation parmi d’autres, et non un universel vraiment universel qui ne peut être que l’universel de l’humanité, donc en retournant cet argument contre l’idée que c’est en devenant citoyen d’un Etat que l’homme réalise son humanité.

Enfin, il convient d’ajouter une troisième limite à ces deux limites, limite historique et politique qui devient aujourd’hui manifeste en raison de la transformation en cours dans l’Etat lui-même. Nous n’avons pas affaire à un affrontement qui dresserait l’un contre l’autre l’Etat et le marché, mais bien plutôt à une transformation de l’Etat à l’initiative de l’Etat lui-même : l’Etat importe lui-même dans son fonctionnement les règles du droit privé sans pour autant abolir les normes du droit public (c’est  l’Etat entrepreneurial). Or cette auto-transformation du public n’est rendue possible que par le monopole que s’octroie l’administration publique. On se tromperait gravement à ne voir là qu’un processus superficiel et réversible auquel pourrait mettre fin une équipe de gouvernants soucieux de redonner au public son ancien lustre.


2/ L’impasse de la redéfinition métaphysique du commun de l’homme (par opposition au « propre » plutôt que par opposition au « privé »)

L’opposition du propre et du commun n’a rien d’évidente. Elle ne tient qu’à la condition que l’on restreigne expressément le propre à l’individu, comme lorsqu’on parle du nom propre d’un individu. Mais le propre peut s’entendre aussi au sens d’une propriété ou d’une qualité partagée par tous les individus d’un même genre. Il  désigne alors l’essence en tant qu’elle est commune à tous ces individus. On parlera ainsi de l’humanité de l’homme en tant que qualité commune à tous les hommes de manière à l’opposer à ce qui est propre à chaque individu. Ce faisant, on considèrera que ce qui est commun à tous les hommes est propre à l’homme comme tel.

Contre cette pente, on peut faire valoir que le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais bien par l’impropre. Roberto Esposito a récemment soutenu cette position d’abord dans Communitas puis plus récemment dans Communauté, immunité, biopolitique. S’appuyant sur l’étymologie de « commun », qui vient de cum-munus, où la racine munus signifie tout à la fois devoir, obligation et cadeau ou don, il fait résider le commun dans l’absence, le manque ou le défaut du propre, au lieu de le définir par le partage d’une propriété ou la possession d’une identité. Il parle ainsi d’un « être en commun » qui ne serait rien d’autre qu’un « rien-en-commun », se référant notamment à Rousseau et à Heidegger pour penser une communauté du « défaut » ou du « manque » qui  serait en même temps une communauté de la « faute » : derrière toutes ces formulations, ce qui est en question c’est une fois de plus notre finitude d’êtres mortels. Ce propos radicalement anti-identitaire trouve une étrange conclusion dans l’idée qu’il faudrait promouvoir une façon d’être homme qui serait « coïncidence, enfin, seulement avec  soi-même ». On perçoit une inspiration au fond très voisine chez Jean-Luc Nancy (Vérité de la démocratie) dans la mesure où la seule préoccupation est de donner une définition métaphysique du commun en faisant également fond sur notre mortalité (« rien n’est plus commun que la commune poussière où nous sommes promis ») : la démocratie est d’abord une métaphysique et ensuite seulement une politique, au sens où il faudrait penser d’abord « l’être de notre être-ensemble-au-monde » ou « l’essence de l’ être-en-commun »pour voir ensuite quelle politique peut donner ses chances à cette idée. Contre l’idée chère à Badiou d’une « hypothèse communiste », on trouve cette affirmation dans une note de bas de page: « le communisme doit être moins avancé comme une hypothèse que posé comme une donnée, comme un fait : notre donnée première. Tout d’abord nous sommes en commun. Ensuite, nous devons devenir ce que nous sommes : la donnée est celle d’une exigence, et celle-ci est infinie » (nous soulignons). Autrement dit, pour le dire plus simplement, nous sommes toujours déjà en commun et c’est pourquoi nous avons toujours à être en commun. Le « communisme », puisque Jean-Luc Nancy se plaît à utiliser ce terme, s’identifierait ainsi au fait d’assumer l’être-en-commun de notre condition. On voit que ces tentatives, farouchement anti-identitaires et anti-essentialistes, nous ramènent à la bonne vieille métaphysique de l’homme comme être fini.  Pour le dire avec Marx, on a toujours affaire aux mêmes généralités sur « l’Homme en général » en lieu et place de l’attention qui doit être portée à l’activité pratique des individus.


3/ Les limites de la définition du commun des choses (« choses communes » et « biens communs »)

On pourrait, au lieu de fonder le commun dans l’être fini de l’homme, chercher à le fonder dans l’être même de choses. On trouve notamment dans le droit romain une distinction fondamentale entre deux sortes de choses qui ont en commun d’être « sans maître » : il s’agit de la distinction entre la res nullius et la res communis.  Tandis que la res nullius n’appartient à personne, la res communis appartient à tous. La conséquence en est que ces deux catégories de choses  échappent à la maîtrise du propriétaire. La question est de savoir si l’on peut prendre appui sur une telle distinction pour fonder le commun dans une classification des choses. En principe, fait observer Martine Rémond-Gouilloud (« Ressources naturelles et choses sans maître », in L’homme, la nature et le droit), la res nullius s’approprie par voie d’occupation, chacun pouvant s’en emparer à sa guise, alors que la res communis, répugnant par  nature à toute appropriation, n’est pas un bien. Mais on sait que l’eau et l’air sont susceptibles, non seulement d’être dégradés, mais de faire l’objet d’une appropriation partielle. De manière plus générale, on observe une dissonance dans cette classification puisque la res communis désigne le plus souvent un élément ou un volume (l’air, la mer), tandis que la res nullius désigne des espèces qui y vivent (le hareng pour Grotius au XVIIe sc.). Or les liens d’interdépendance entre une espèce et son milieu interdisent une telle dissociation. Enfin, on peut faire remarquer que cette classification est en tant que telle indifférente à la relativité historique des besoins : la res nullius est associée à l’abondance qui est elle-même relative à l’époque et au lieu considéré (Ibid.)

Une tentative récente, à mettre au compte de certains courants de l’économie américaine (Elinor Ostrom et Charlotte Hess), s’efforce de penser la place des commons sans remettre en cause la catégorisation classique des biens, mais en cherchant à l’élargir de manière à admettre une tripartition : biens privés, biens publics et biens communs. Dans la théorie standard des biens publics les biens privés sont définis par leur exclusivité et leur rivalité, de sorte que les biens publics sont définis négativement par rapport aux biens privés (dans une relation de miroir). C’est l’insuffisance de cette division qui a conduit à un raffinement de la classification des biens de manière à faire place à des biens mixtes, à la fois non exclusifs et rivaux, comme les zones de pêche, les pâturages et les systèmes d’irrigation,  qui sont désignés par l’expression de « ressources mises en commun » (common-pool ressources). L’apparition de ce qu’on a appelé les « communs de connaissance » a encore complexifié la classification dans la mesure où elle a introduit une différence entre ces derniers communs et les communs constitués par des ressources naturelles. Mais, fondamentalement, la limite de cette nouvelle économie des communs est de rester prisonnière du postulat selon lequel la forme de la production des biens dépend des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes, et non des règles que se donnent les hommes dans leur action.


4/ Le commun ne peut que procéder de l’activité pratique des hommes

On a donc affaire à deux conceptions du commun. Selon la première,  le commun devrait être soustrait à la catégorie de l’avoir : ce qui est commun n’est pas une sorte de biens ou de propriétés que l’on partagerait, mais l’être-en-commun de notre condition de mortels ou d’êtres finis. Selon la seconde, le commun serait une détermination de certains biens qui auraient pour propriété intrinsèque de ne pas pouvoir être appropriables à titre privé. En réalité, le commun n’est ni une détermination inhérente à une certaine catégorie de biens, ni une détermination relevant immédiatement du mode d’être de l’homme. La symétrie de l’être et de l’avoir est ici trompeuse et simplificatrice. Le commun ne relève ni de l’avoir ni de l’être, il est d’abord et avant tout une détermination de l’agir : seul l’agir commun peut donner à des choses de devenir communes, comme seul il peut produire une figure du collectif irréductible à la communauté ou au public au sens traditionnel du terme. Il faut se refuser à partir de l’identité ou de l’appartenance, par exemple de la qualité de citoyen commune aux membres d’un même Etat, ou  même de l’être des hommes  redéfini négativement par le « manque »: aucune essence ni même aucun mode d’être donné ne sont le fondement du commun. Ainsi, ce n’est pas parce que les hommes qui se rapportent à certaines choses ont quelque chose en commun en tant même qu’hommes (identité d’essence ou de condition des hommes) que ces choses leur deviennent communes, mais ce n’est pas non plus parce que certaines choses auraient pour propriété intrinsèque d’exclure toute appropriation privée (essence de certaines choses) que les hommes se verraient obligés de les traiter comme telles.

Si l’on veut faire droit à l’étymologie, il faut alors résolument privilégier un sens du munus qui n’est pas distingué des autres par Roberto Esposito : celui d’« activité » ou de « tâche ». C’est de l’accomplissement d’une même tâche ou d’une même activité que naît l’obligation, et pas l’inverse. Mais il ne suffit pas de poser la question du commun sur le terrain de l’activité pratique des hommes. Il faut en outre mettre en évidence les deux formes très différentes que cette activité peut présenter, formes qu’il faut parvenir à penser conjointement, à la fois contre Arendt (et son refus d’articuler le politique au social) et contre Marx, ou en tout cas contre la pente d’un certain Marx (à réduire l’activité pratique à l’activité de « production »). On a tout d’abord des pratiques sociales de mise en commun, qui sont certes multiformes mais qui existent bel et bien, et sans lesquels il ne pourrait y avoir de lutte contre ou de résistance à la gouvernementalité néolibérale (comme le montre de manière exemplaire le mouvement actuel).Toutes ces pratiques ont ceci de caractéristique qu’elles procèdent d’une certaine intelligence collective in actu, qu’elles font en même temps vivre et se développer.  Parler en la matière d’« échange », de « coopération » ou de « réciprocité » n’est pas suffisant, il faut insister sur le fait que si « mise en commun » il y a, c’est seulement pour autant que cette mise ne procède pas d’une transaction.  De telles pratiques ne sont pas données immédiatement avec  le processus spontané de la production, elles ont à se construire dans la durée, notamment en prenant appui les unes sur les autres, elles sont, si l’on veut, la forme actuelle prise par la « lutte des classes ». On a en second lieu une activité proprement instituante, qui n’est pas le simple prolongement ou la simple généralisation des pratiques de mise en commun, mais qui ne saurait en même temps en être totalement coupée. Toute la difficulté est ici de penser le rapport de l’institution comme acte à ce qui lui préexiste : instituer n’est pas créer ex nihilo (comme le voudrait un certain absolutisme de la décision),  mais ce n’est pas non plus reconnaître après coup ce qui existe déjà en lui imprimant le sceau du droit (comme le voudrait la tradition du droit coutumier). L’agir instituant consiste en la co-production collective de normes juridiques qui obligent tous les co-producteurs en tant que co-producteurs, ce qui signifie que l’acte d’instituer le commun ne peut qu’être lui-même commun. A cet égard, il faut poser que le commun ainsi compris ne peut se confondre avec « la mise en commun des paroles et des actes » qui définit selon Arendt le cadre politique de la cité : en effet, la difficulté de cette position est qu’elle ne parvient pas à concevoir en lui-même l’acte d’institution de ce cadre comme un acte véritablement commun, soit qu’elle renvoie à la figure du législateur étranger à la cité (comme dans Condition de l’homme moderne), soit qu’elle renvoie à l’acte constituant coupé de tout relation au social (comme  dans  l’Essai sur la révolution). Ce n’est pas la mise en commun des actes qui importe ici, mais ce sont plutôt les actes de mise en commun, d’une part, et l’acte commun d’instituer les normes du commun, de l’autre.

Etant admise la nécessité de passer du public au commun, la question est finalement de savoir comment effectuer ce passage ou, tout au moins, d’indiquer dans quelle direction il pourrait se faire : il s’agirait de retourner l’exigence du commun à tous (contenu dans une certaine mesure, ainsi qu’on l’a vu, dans l’idée même de public) contre le monopole exercé par l’administration étatique (lequel ne peut qu’exclure cette même exigence) en allant vers la coproduction de règles transcendant la partition fonctionnaires/ usagers, donc en quelque sorte d’arracher le commun à sa confiscation par l’administration de l’Etat. Ce passage a pour condition que ce qui est co-produit dans et par l’acte d’institution soit des règles juridiques et non des lois : il ne s’agit pas d’en revenir au modèle de la loi en opposant l’ancienne majesté juridique de la loi à l’utilisation tacticienne de la loi caractéristique du néolibéralisme, ce qui équivaudrait à rester prisonnier de l’ancienne conception du public. L’exigence du commun n’est pas celle de l’égalité devant la loi, mais celle de l’égalité dans la co-production de normes juridiques non étatiques. 

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